Sans doute, sommes-nous les uns les autres, vivant ici, ou ailleurs, dans des situations différentes. Nous n'avons pas tous la même vie. Et pourtant, avec le Covid, avec ce qui nous arrive, peut-être pouvons-nous avoir le sentiment que ce n'est pas là la « vraie vie », que nous nous trouvons limités, amputés d'une partie de notre vie. Avec cette référence à la « vraie vie », une même une question se pose en tout premier lieu : qu’est-ce que la « vraie vie » ? la vie d'avant ? La vie d'après ? Celle que l'on voudrait avoir et que l’on peut avoir le sentiment de manquer, de rater ? Nous sommes enclins à penser que la vraie vie est autre, différente, mieux… Qu'elle ne serait pas celle que nous vivons simplement. Alors, que faudrait-il pour que notre vie soit la « vraie vie » ? Est-ce la bonne question ou comment pouvons-nous la comprendre?
La question de la vie traverse ce blog, au cœur même pour moi du rapport entre méditation et philosophie. Elle apparaît même avec plus de force ces derniers mois avec cette méditation écrite au temps du premier confinement « Vivre sa vie », largement inspirée par la lecture de l’essai de François Jullien « Philosophie du vivre ». Il y explore cet insaisissable de l’expression « Vivre », terme délaissé par la philosophie dès son début, au profit de la question de l’Etre, édifiée en véritable concept, alors que « vivre » ne serait qu’une expression du « bios » , de la biologie.
J’y reviens avec la lecture complémentaire de son autre livre « La vraie vie », auquel j'emprunte donc son titre, mais qui est aussi une expression courante, qui parait tomber sous le sens, et qui pourtant est pleine de sous-entendus, de malentendus, de quiproquos, de contresens pour les uns et les autres. C'est que se loge dans cette espérance de la « vraie vie » le sens même que chacun peut accorde, chercher à sa vie. Un premier article dans ce blog - « Le but de la vie » - avait déjà exploré avec plus d'humilité que de témérité cette question. D'une certaine manière elle était aussi inscrite dans l'article sur le « bivium » ( « y » ).
Ces articles ne visaient finalement qu'à nous rappeler ce que l'on peut facilement oublier, car nous sommes si vite embarqués dans notre vie, que le but de la vie n'est peut-être pas ailleurs que dans la vie elle-même, dans cette conscience du vivant en nous et cette intention de nourrir cette vivance par nos choix de conduite, d'expérience, pour aller au bout de cette vie qui nous anime. Peut rester cependant cette inquiétude, ce doute, cette interrogation de savoir si cette vie que nous vivons est la « vraie vie » , et de quel côté elle se situe ? d'un côté ou de l'autre de cette ligne de séparation que nous voudrions-pourrions faire entre l'ordinaire et l'extraordinaire ? Or déjà il apparaît que cette expression la « vraie vie » peut déjà vouloir désigner le côté « ordinaire », « quotidien » de la vie, comme la face cachée de ce que l'on donne à voir à l'extérieur, l'envers ou l'endroit de la fiction, du faux-semblant. La vraie vie serait là, dans cette sorte de vérité ou de lucidité (désabusée ou réaliste) que la vie n'est pas ce que l'on croit, faite de la félicité dont on peut rêver, de décorum, et qu'il convient pour ne pas être désillusionné, renoncer comme par avance à cette illusion, croyance, espérance dans un élan de conscience. D'un autre côté, celui de la psychologie positive du développement personnel, mais aussi des formes pratiques de la philosophie existentielle, il est possible d'entendre, l'annonce, le projet de « la vraie vie » comme une perspective pour orienter nos choix afin de donner son intensité, sa vérité à notre vie, et renoncer-fuir à une sorte de vie nivelée par la routine du quotidien. Mais n’y a-t-il pas là, dans cette alternative, un effet de notre esprit proprement humain à émettre des jugements quant à ce que nous vivons, à désirer ou à rejeter (J'aime / j'aime pas ), à se réfugier dans le passé ou à se projeter dans l'avenir, à regretter ou à espérer ? De quel côté est la vraie vie ? La vraie vie n'est-elle pas alors une vue de l'esprit ? Un mode d'être monde spécifiquement humain ? sa manière d'entretenir un rapport à sa vie là où les autres vivants vivent tout simplement englués dans le « bios » ? N'est-ce pas là une expression du chemin que l'homme se donne à lui-même, par lequel il émerge et de désenglue ?
Si c’est cela, comment discerner dans la brume de l’aube de la vie un chemin vers lequel se tourner pour s'engager dans la vraie vie ? Ne sommes-nous pas déjà engagés dès l'instant de notre naissance, de notre venue au monde dans la vraie vie, celle qui est la nôtre, qui nous est donnée par l’engendrement, et qui se manifeste dès l'abord de ce premier cri qui nous ouvre a l'air de la respiration. Dès lors, que nous sommes pour ainsi dire « jetés dans le monde » pour reprendre une figure sartrienne, l’ oeuvre de la vraie vie n'est-elle qu'une fiction, un imaginaire ou peut-elle être une possibilité de l’Etre ? S’il n’y a pas « un bon côté » de la « vraie vie », y en a-t-il un « milieu » ? Comment le comprendre comme le « juste milieu » ou comme ce lieu même où l'on peut se situer, se mouvoir, s’émouvoir, exister ? Cette capacité à se situer, n'est-ce pas là l’oeuvre même de la conscience réfléchie, qui nous permet de sortir du « pilotage automatique » ?
En effet, l'observation courante de notre manière d'être au monde, nous révèle combien nous sommes pour ainsi dire « absorbés » par la vie . Nous nous absorbons dans la vie, dans et par ses différents moments qui la constituent, et ainsi nous absorbe-t-elle au point que déjà les anciens stoïciens mettaient en exergue cette lamentation de la « brièveté de la vie », faute d’une vigilance suffisante aux vertus de la vie – (Sénèque) .
Toutes sortes de choses nous occupent, nous préoccupe, nous prennent notre temps et notre vie. Ces choses-là, comme autant d'engagements actifs et aussi de pensées se déroulent sans que nous y soyons ni présents, ni totalement acteurs ou sujets conscients. La vie est là, circulant en nous. L'énergie du vivant nous irrigue et nous meut sans que nous y prenions part. Ainsi l'essentiel de la vie s'écoule-t-elle sans que nous soyons véritablement présents à nous-mêmes. Cette petite voix qui pense en nous, qui accompagne toute cette activité sous-jacente de la vie, nous emplit sans que nous la percevions vraiment. Nous nous y confondons de manière singulière et étrange. Ce moment où elle nous apparaît alors comme un double de nous-même qui nous présente la conscience de soi peut être particulièrement troublant .
La « vraie vie », si l'on doit donner une consistance à cette expression, n'est-elle pas là dans cette présence à nous-même, au vivant en nous. Elle n'est donc pas un « ailleurs »,ni un « autre temps », ni une configuration de notre existence ou un rabattement du rêve sur le réel, mais juste la reconnaissance de ce qui est là, de ce que nous vivons. En même temps cette conscience permet justement l'ouverture de cet espace d'interrogation que constitue cette expressions en forme de doute, d'inquiétude, d'espérance ou de résignation fataliste qu’ est la « vraie vie » - ? - C’est l’interrogation même qui reprenant en écho l’enchainement des pensées-émotions d’attente ou de rejet, qui permet alors d'ouvrir ce chemin de la vraie vie comme un chemin de transition intérieure.
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