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Photo du rédacteurThierry Raffin

Le but de la vie

La vie a-t-elle un sens ? Quel est son but ? Ces questions reviennent sans cesse à un moment ou un autre, et selon l'humeur ou le caractère, optimiste ou pessimiste, les réponses peuvent varier du tout au tout. Elles se cristallisent même dans des systèmes ou des doctrines philosophiques ou des orientations psychologiques. On pourrait ainsi parcourir l'espace de la pensée, depuis une perspective existentialiste qui pose plutôt l'absurde de la vie, en affirmant que l'être humain est juste là, comme jeté dans le monde, sa vie dénuée de raison a priori, et que seul lui-même peut produire le sens de son existence, à l'une de ses formes psychologiques qui s'affirme dans la psychologie positive au cœur des théories du développement personnel. La question demeure cependant de ce que nous pouvons faire, du but à se donner, de la possibilité de l'atteindre, de réussir à être heureux….

Une figure, une métaphore, celle de « l’archer » peut peut-être nous aider à avancer pour clarifier la question.




Dans l'un des derniers articles sur « l’être véritable » où je reprenais le thème de la difficulté à « être soi-même », je concluais encore une fois sur l’illusion du vouloir atteindre son « soi » au fond de soi, comme si nous étions une poupée gigogne. Cette idée au cœur des principes du développement personnel s'inscrit bien dans une culture qui est aussi celle de la réussite, de la performance, de l'épanouissement individuel, du néo-libéralisme. J'inscris là ma réflexion dans la continuité de celle d'auteurs critiques de cette tendance comme Barbara Stiegler ( voir son livre « Il faut s'adapter ! - https://www.youtube.com/watch?feature=youtu.be&v=NeBWN9rMKMs&app=desktop ) ou comme Fabrice Midal ( « Comment rester serein quand tout s'effondre ? » - https://www.youtube.com/watch?v=lJJoNrzlK_4).Dans la vision néo-libérale du monde, viser la réussite ne suffit pas, ce qui compte c'est le succès. Comme dans la compétition sportive, il s'agit là de gagner et pour prendre la figure du tir à l'arc, l'important est d'atteindre le cœur de la cible, de bien mettre sa flèche au centre. Cependant cette métaphore de l'archer est intéressante à explorer car elle permet d’ancrer la réflexion sur cet esprit du but de la vie, dans toute une tradition qui laisse place à une plus grande subtilité. Ainsi nous pouvons reprendre les propos de Marc Aurèle dans ses « Pensées pour moi-même » :

« Quand on n’a pas toujours un seul et même but de vie, on ne peut être une seule et même personne durant la vie entière » ( XI-21 )

Que veut-il nous dire ? Comment le comprendre sans être influencé et trompé par une interprétation moderne, néo-libérale ? S’agit-il là de penser qu’il n'est possible d'être soi-même qu'à la condition d'atteindre son but dans sa vie ? Marc Aurèle ne dit pas cela. Cette pensée se comprend en écho de cette différence que les stoïciens s'attachaient à faire dans le double sens de la notion de « but » ou de « fin » associée à la vie. Pour cela ils utilisaient deux termes « skopos » et « télos », pour distinguer « la visée » du « succès ». Le « telos » est la fin atteinte , le «skopos» est la fin visée. Et bien viser ne garantit nullement que la cible soit parfaitement atteinte, quand bien même tout soit fait pour cela. Cette distinction, cette subtilité est en cohérence avec l'une des maximes les mieux établies de la pensée stoïcienne, et bien rappelée par les différents représentants, Epictète en particulier dès la première phrase de son « manuel » :


« il y a ce qui dépend de nous, il y a ceux qui ne dépend pas de nous »

Or ici pour l’archer, ce qui dépend de lui c'est le soin de la visée et ce qui ne dépend pas de lui c’est le parcours de la flèche une fois celle-ci lâchée dans sa trajectoire : l'arc peut casser, la corde aussi, l'archer lui-même peut être bousculé, et le vent soudain peut dévier la flèche. Tout cela peut peut sans doute être anticipé, mais jamais entièrement contrôlé. On retrouve cette même exigence dans l'art sacré du Kyodo – le tir à l'arc de la tradition zen japonaise tel qu'il a pu être expliqué par Eugen Herrigel dans « le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc ». On y comprend que l'objet de l'exercice n’est pas pour l'archer d'atteindre le cœur de la cible, mais de trouver l'harmonie du corps et de l'esprit, dans la droite concentration du non- agir.

« Le non-agir n'est pas l'absence d'action, mais au cœur de l'action nul n’ est présent pour agir » . « On n'atteint pas le but avec la flèche., la flèche arrive au but »

Il s'agit donc de tirer sans penser à être celui qui tire. Personne ne tire vraiment, dans ce moment singulier ou l'acmé de la tension de l'arc, qui est celui aussi du plus profond relâchement du corps uni à l'arc, correspond aussi à l'ouverture du relâchement de la corde, par lequel la flèche est lâchée, dans une absence de volonté, juste parce que c'est le « bon moment ». Au terme de ce « lâcher prise » , de la course libre de la flèche vers la cible, nulle satisfaction dans son atteinte, nulle amertume dans la non atteinte. Arrivé à ce point d'équilibre et d'harmonie, où il ne s'agit ni de rechercher la réussite, ni de fuir l’échec, rebondit la question posée en introduction d'identifier ce lieu où peut se trouver le bonheur, le but de la vie ? Est-il dans l'atteinte des biens que les uns et les autres peuvent désirer, dans leur multiplicité et leur diversité ? Les stoïciens proposaient avec cette image de l’archer, une réponse simple et difficile en même temps, avec l'affirmation que le seul bien véritable à rechercher pour lui-même est la « vertu », c'est-à-dire le double accord de soi à soi et à la nature. C'est comprendre aussi que la vertu tient dans cette manière de se tenir de telle sorte à être en accord avec la visée juste, sans s'attacher à l'atteinte de la cible. Ainsi le sens, le but de la vie, le bonheur, n'est pas autre chose que la vie vertueuse elle-même. Nul autre bien n’est à atteindre. La juste visée (le Skopos ) se suffit à elle-même et constitue le Telos dans son mouvement même .

Voici une conclusion un peu mystérieuse sans doute, dans cette affirmation qu'il convient d'être à soi-même son propre but dans la vie. N'est-ce pas encore une fois la manifestation d'une forme sinon d'égoïsme, du moins d'égocentrisme qui n'aurait rien à envier ou à blâmer à l'individualisme du développement personnel ? Il faut encore une fois bien comprendre ce « souci de soi », à la mode antique, en revenant toujours à cette idée centrale de la conception antique de la vertu comme « bien suprême » consistant à se tourner vers ce qui intéresse « la société tout entière » (voir Marc-Aurèle XI -21 ). Être soi-même, être tout un, c'est non pas se tourner vers soi-même comme vers son intériorité, mais se forger une unité stable et fiable pour autrui, en oeuvrant au mieux de ce qui dépend de nous pour nous conformer à la nature. Il s'agit de viser « la constance du sage » ( Sénèque - https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_constance_du_sage ) selon la maxime énoncé par Sénèque « toujours vouloir ou ne pas ne vouloir pas les mêmes choses [ toujours refusé la même chose ] » ( dans la lettre 20 à Lucilius ) Cette constance du sage n'est pas chose aisée, d'où cette nécessité de s’y entraîner, via les exercices spirituels chers à Marc Aurèle lorsqu'il se parle à lui-même :


« Ne te rebute pas, ne renonce pas, ne te décourage pas si tu ne réussis pas toujours à diriger les actes d'après les vrais principes. Après en avoir été violemment écarté, reviens-y et réjouis toi si tes actions ont été le plus souvent celle d'un homme [ plutôt que d'un sage ] aime la règle à laquelle tu reviens » (V-9)

La visée de la cible est là aussi la cible visée, entendue comme modèle à suivre, vers lequel il s’agit d’orienter son âme, dans l'auto-réglement de sa vie.


C'est dire aussi que le but de la vie, c'est la Vie.

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