L'article « solastalgie » a peut-être ouvert ou découvert pour vous un champ de décombres, en mettant un nouveau mot sur un sentiment qui est là, comme un malaise ou un mal-être, face à cet effondrement ressenti ou entrevu de notre terre. Ce faisant il peut aussi ouvrir des perspectives, car « S’émouvoir avec la terre », c'est aller encore au-delà de l'acceptation. C'est aussi une invitation à la transformation, de soi et de ce monde, dont le chemin passe par le renoncement. Mais « renoncer » est-ce possible pour nous autres, Humains ? À quel prix ? Et par quels moyens ? On le devine ou le craint, un chemin difficile dans la continuité de l'acceptation qui n'est pas non plus une résignation ou un abandon, mais plutôt une reconstruction, et donc aussi une espérance.
Toute l'histoire de l'humanité nous apparaît rétrospectivement comme un récit de conquête, de croissance et de progrès, dont la chaleur réconfortante semble attisée encore par les braises encore chaudes de la philosophie des Lumières, telle qu’elle animait dans un autre siècle l' œuvre de Kant lorsqu'il écrivait dans la conclusion de sa « Critique de la raison pratique » :
Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.
Un lien est établi ainsi entre la conscience de l'infini de l'univers et la puissance de l'entendement, de la raison humaine et notre intelligence confrontée moralement à cet infini. Cette foi dans la raison et la pensée critique emplit l'espace de notre modernité de l'espérance de la liberté. Cependant les deux infinis de l’intériorité de l'homme et de son extériorité qui en constituent le ressort doivent être soumis à cette même pensée critique. Ne sont-ils pas d'une certaine manière également limités ? Le ciel nous reste inatteignable en en dépit des efforts pour marcher sur la lune et des velléités de la conquête de Mars. La terre reste notre horizon et ses ressources surexploitées par une population toujours croissante et avide de biens matériels se révèle dramatiquement limitée. Nous n'avons qu'une seule terre ; et déjà nos appétits en réclament et commencent à en consommer plusieurs. Nous vivons ainsi à crédit et sans espoir de pouvoir rembourser notre dette à nos enfants… Mais notre intériorité révèle ce faisant ses limites également. Notre raison est limitée, et sa propre lumière critique nous apparaît étrangement défaillante, à nier l’évidence de notre situation, de notre condition, dans un imaginaire de surpuissance et de surconsommation périmé. Comment pouvons-nous espérer vivre longtemps ainsi à épuiser nos ressources ? Le rêve transhumaniste est sans doute un cauchemar. L’ histoire de l'homme, nous le fait montre comme le plus grand prédateur de la terre, toujours affamé, avide, pris d'une soif inextinguible, ne lui laissant bientôt plus que la mer et son sel à boire. Nous sommes bien loin des principes d’Epicure pour les avoir mal compris et pervertis, confondant l'idée de profiter des plaisirs de la vie avec l'assouvissement de tous nos désirs là où les amis du Jardin préconisaient l'art de satisfaire les besoins nécessaires. Le jardin n'est pas « le Bon Coin »...
Renoncer nous est présenté dans cette société néolibérale cultivant la performance, l'efficacité, la réussite (voir l’article « le but de la vie ») comme une démission, un lâche abandon de nos prétentions ( de nos droits ?). On nous encourage bien plutôt à persévérer, à se battre, à ne pas baisser les bras, à ne pas s'avouer vaincu. Il faut gagner, réussir. Renoncer, ce serait abdiquer ses désirs, sa fierté, sa dignité. Ce serait n'être plus rien... Et si au contraire renoncer était une voie pour s'affirmer dans ce que l'on est, par l'affirmation de choix conscients et mesurés dans leurs conséquences pour soi et pour les autres. Nous pouvons prendre conscience que choisir vraiment, c'est renoncer aux alternatives, et non pas être réduit à un sacrifice. Il y a là un saut de conscience, car souvent nous avons le sentiment d'être coupé d’une partie de nous-même par le choix et de le vivre comme une forme de dépit qui se résume dans cette conclusion un peu triste « qu'on ne peut pas avoir tout avoir dans la vie, le beurre et l'argent du beurre », en se moquant d'une ironie plein de désolation de la pauvre Pierrette... Cependant nous savons que la vie est faite de choix. Il faut entendre cette affirmation dans sa plénitude, non comme une amputation d'une partie de ce qu'on pourrait avoir ou être, mais comme la véritable réalisation de soi au sens où c'est ainsi que l'on se construit, plus que l'on n’atteind un but ; c'est ce que montrait le symbole du « bivium » : « Y ».
Peut-être sommes-nous prêt à entendre, à accepter, à épouser cette attitude d'avoir à opérer des choix pour construire notre avenir, nous réaliser au sens plein du terme et non pas de réussir à être quelqu'un ou à accomplir son destin, mais élaborer la conscience de son être pas à pas, dans la succession de ses choix, de ses renoncements, y compris avec les doutes, les hésitations, les erreurs inévitables et sans culpabiliser. Oui peut-être sommes-nous prêts à cela, renoncer à ce qu' est-ce qu'on aurait aimé désirer, posséder, être... Mais est-on prêt à renoncer à ce que l'on connaît, à ce que l'on possède déjà, à ce à quoi nous sommes attachés ? Cela nous apparaît peut-être plus difficile, impossible, inconcevable. Peut-être cela nous semble-t-il alors un trop grand sacrifice, en écho du sens premier du terme, de rendre sacré ce qu'il convient de laisser au Dieu. Nous préférerions alors le conserver pour nous. Nous voyons bien alors que la question du « renoncement » touche à ce qui nous est le plus cher et le plus douloureux, en rapport avec la vie et la mort, à cette image biblique de Dieu demandant à Abraham d'offrir son fils Isaac en holocauste sur le Mont Moriah. C'est pourtant cette réalité, cette sorte d'impératif qui se joue pour chaque deuil que nous sommes amenés nécessairement à connaitre par le fait de la vie : renoncer à celui, celle qui nous était si cher(e). Il était là et il-elle n'est plus… Alors cette expérience que nous avons connue, ou que nous connaîtrons peut être pleine d'enseignements. Ce que nous avons ou pensons avoir, posséder, ce que nous croyons être, ce que nous étions peut nous être retiré, ôté, peut disparaître, sans que notre volonté ou notre désir ne puissent rien y faire. Mais renoncer par soi-même à ce que nous aimons alors que rien ne paraît nous y contraindre c'est encore autre chose ! ? Nous touchons là au sens profond ultime du renoncement lorsque nous évoquons alors cette image du sacrifice de soi, de sa vie pour un autre que l'on aime plus que ce soi, lorsque l'amour altruiste l'emporte sur l'amour de soi et en dépit de tout ce désir de vivre, de conserver notre être qui nous anime viscéralement. Peut-être nous faut-il alors, à titre d'exercices spirituels, à l'instar des stoïciens, nous familiariser avec ces images de perte possible et des attitudes à développer pour les éviter si possible ou les accepter si nécessaire.
Ainsi trouver les mots pour décrire ces émotions qui nous traversent et qui composent ce sentiment de «solastalgie », suivre au mieux les pensées, les images qui se forment alors, de prendre conscience de ce qui est en jeu, réussir à se projeter tout de même, à anticiper, à mesurer notre place et notre propre responsabilité dans cet avènement des choses et des situations ; c'est aussi tracer ce chemin dans le taillis de l'existence en ce monde, s’efforcer d'y trouver une issue, une raison d'avancer , de vivre pour soi et ceux qui nous suivent et qui auront à prendre le relais le moment venu . Pour moi quelque part au fond de ma mémoire réémerge cette phrase qui ouvre le roman de Christopher Priest « Le monde inverti » :
« J'avais atteint l'âge de 1000 km ».
Et je vois cette lourde cité évoluer péniblement sur les rails du chemin dessiné par la Guilde des Topographes à la recherche de « l'optimum » sur une terre de désolation. Renoncer résonne pour moi depuis longtemps avec ce sentiment trouble et diffus depuis des années et qui se précise maintenant de plus en plus d'effondrement. Lentement, je rebâtis ma vie, mon milieu en le détachant du cocon d'un confort, d'un système qui ne tient plus. J'adapte peu à peu, pas à pas mon mode de vie, mes aspirations. Et ce qui me guide c'est la cristallisation d'une conviction : que la vie peut être plus pleine et plus riche que tout ce vide apparent ainsi constitué. De la fin des dépendances émerge la vérité de l' interdépendance. Dans ce dépouillement se manifeste la réalité de l'Inter-Etre.
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