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Solastalgie

Dernière mise à jour : 4 nov. 2020

Le mot peut nous apparaître étrange, étranger, nouveau. Il résonne un peu comme « nostalgie » , évoque un « vague à l'âme » , un déchirement. Mais en quoi vient-il se distinguer de la nostalgie, de ce « mal du pays » ? De ce mal du passé ? Correspond-t-il à un nouveau un mal du siècle ? Mais quel « mal » alors ? Cela a-t-il quelque chose à voir avec ces transformations que nous observons et qui mettent notre monde a mal, et nous-mêmes par conséquent ?



J'écris cet article en écho de la lecture du livre de Glenn Albrecht, un philosophe de l'environnement enraciné dans les terres de l'Australie, ces contrées lointaines du « Rêve » : « Les émotions de la terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde ». « Solastalgie ». Oui, il s'agit d'un nouveau mot, d'un concept plutôt forgé par Glenn Albrecht, en contrepoint de « nostalgie ». Il rappelle que l'on doit ce mot de « nostalgie » au médecin du 18e siècle Joannès Hofer, une traduction du mot allemand « Heimwech » qui dit « la douleur pour la maison » - « mal du pays » en français. On connaît ce sentiment qui se développe lorsque l'on quitte, que l'on est séparé de son pays, de sa terre devenue éloignée, et qui se ressent comme un déchirement. Le terme se forge ainsi à une époque où le monde est en mouvement des premiers flux migratoires après la découverte du « Nouveau Monde ». Aujourd'hui bien sûr à l'heure où la mondialisation a fait son œuvre de conquête, le cosmopolitisme pourrait être devenu une force de résistance ou de compensation à la nostalgie. Il reste que ce sentiment continue son œuvre psychologique. Il est le plus souvent lié à un regret du passé, à une époque où nous vivons de plus en plus vieux, ou l'abandon de nos capacités physiques nous faire nous retourner de manière impuissante, un peu triste vers ces époques révolues où la plénitude de notre corps, de notre esprit, cette présence pleine et entière à la vie, nous habitait, sans que l'on en prenne vraiment toujours conscience. C’est souvent ainsi que les choses prennent leur entière saveur, quand leur goût s'estompe déjà, trop tôt... Tout ceci est sans doute aussi un effet « pervers » de cette survalorisation du corps et de la jeunesse dans nos sociétés contemporaines. A y regarder de près, cette nostalgie du « vieillir » est la manifestation du retrait de la vie sociale passée, de son intensité, de tous ces liens qui faisaient la vie, qui nous rendaient vivants, partie prenante des lieux où nous étions. « Être vieux », c'est devenir séparé, se sentir posé là comme un objet inutile, vestige du temps passé.


Il y a longtemps déjà un sociologue français du 19e siècle, Émile Durkheim, avait observé les effets dévastateurs de ce relâchement du lien social qu'il appelait « anomie » ; dans son étude « Le suicide », pour montrer que ce phénomène n'était pas simplement un phénomène psychologique mais un véritable « fait social ». La dissolution du lien social pouvait ainsi conduire au suicide, mais aussi sans doute à tous ces états dépressifs, et donc d’anxiété précurseurs du passage à l'acte suicidaire. Glenn Albrecht s'appuie aussi sur ces constats que notre environnement, la terre où l'on vit est aussi une terre d’enracinement culturel et social. Elle est constitutive de tous ces liens qui opèrent entre les êtres humains bien sûr, mais aussi les autres êtres vivants, les animaux et les plantes du lieu, et dans sa culture des « êtres du rêve » , tous ces paysages qui forment le « landscape » ou le « wild ». Lorsqu'un tel paysage social, culturel, avec lequel notre histoire nous fait entrer en résonance se détériore, se diléte, disparaît ; alors nous sommes profondément affectés, car c'est aussi notre destinée, notre futur qui se trouvent menacés .

Glenn Albrecht cite alors Camus ce philosophe qui a su si bien exprimé dans son œuvre ce sentiment de désolation, de perte de sens de l'existence, d'absurde qui caractérise notre modernité et a suscité le mouvement existentialiste :

« À partir du moment où l'homme ne croit plus en Dieu, ni dans la vie immortelle, il devient ‘ responsable de tout ce qui vit, de tout ce qui, né de la douleur, et vous et à souffrir de la vie’. C'est à lui, et à lui seul qu'il revient de trouver l'ordre et la loi. Alors commence le temps des réprouvés, la quête exténuante des justifications, la nostalgie sans but, la question la plus douloureuse, la plus déchirante, c'est du cœur qui se demande : où pourrais-je me sentir chez moi ? ». L'homme révolté

Attentif à la culture aborigène, Glenn Albrecht comprends alors que même restant sur leurs territoires, les peuples autochtones s'enfoncent dans une « nostalgie « spécifique » de leurs terres dévastées, détruites par d'urbanisation, par l'exploitation industrielle. Les lieux sont affectés, les âmes aussi comme en écho. C'est ce sentiment particulier qu’il appelle alors la « solastalgie ». Ce n'est plus la nostalgie d'un pays que l'on a quitté, d'une culture de laquelle notre vie participait qui se défait, c'est notre pays, notre terre qui nous quitte, c'est un monde social, vivant qui disparaît, qui se dérobe sous nos pieds, emportant notre futur, notre vie. Ce qu’exprimait déjà une philosophe-agricultrice australienne de l'environnement, Elyne Mitchell au milieu du 20e siècle dans son livre « Soils and civilizations » ( 1946 ) :


« Coupé de ses racines, l'homme perd sa stabilité psychique »

La première conférence internationale sur la solastalgie en mars 2011 a été sous-titrée « Le désir d'être chez soi sans avoir jamais quitté sa maison ». Voilà un sentiment que doivent connaître les habitants des villages des Alpes Maritimes détruits par les événements climatiques traumatisants de début octobre 2020 suite à la tempête Alex.

Plus profondément encore la psychologie des profondeurs et l'existentialisme réinterrogent la séparation cartésienne entre le sujet et l'objet, et met au contraire en rapport étroit la forme de l'esprit et la forme de l'espace ( physique et social ) dans lequel nous nous tenons, que l'une soit affectée et l'autre l’est aussi. Nous pouvons ainsi devenir étrangers à nous-mêmes. Ainsi le concept freudien d’ « Unheimlich » repris par Heidegger « Unheimlichkeit », dit bien un « état incertain de l'être ». (Voir « L'inquiétante étrangeté » de Freud et «Etre et temps » de Heidegger ). Il y a donc bien là une forme de « mal être » dans un lieu qui perd son âme ancestrale. Ces références anciennes au trouble de l'âme que désigne ce nouveau terme de « solastalgie », montrent bien que ce sentiment n'est pas nouveau en lui-même, mais c'est sans doute l'importance de son développement actuel qui est ainsi pointé. Sans doute est-ce là un mal eco-psychologique de l'âge de « l'anthropocène » qui se révèle à notre époque. Cette perte de nos lieux de vie est alors comme une perte de soi-même ou d'une partie de soi-même. Sans doute est-il toujours possible de vivre ou survivre., de reconstruire une vie dans ces ruines du «capitalocène » comme le montre l'anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing dans son livre magnifique et magistral « Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme » ( référence ) . Mais il reste que cette précarité est installée et devient un concept pour penser le monde qui nous est imposé. Anna Tsing conclut ainsi son livre :

« Sans plus d'histoire de progrès auquel se raccrocher, le monde est devenu un endroit terrifiant. Ce qui est ruiné nous reproche l'horreur de son abandon. On ne sait pas trop comment continuer à vivre et encore moins comment éviter la destruction planétaire ».

L'ère de l'anthropocène dit bien au travers de ce qu'on appelle aussi l'éco-anxiété, dans quel désarroi ( qui peut prendre des formes multiples depuis le déni jusqu'à la culpabilité, en passant par la tristesse et la colère ) nous nous trouvons, confrontés à cette contradiction entre notre puissance humaine à bouleverser comme une force géologique notre milieu de vie, jusqu'à le rendre invivable ; et cette impuissance dans laquelle nous sommes de pouvoir arrêter cette dévastation de nous-même. Dans un texte éclairant, Kera Jewel lingo, une nonne dans l'ordre de l'Inter-Etre de Thich Nhat Hanh propose de « se lier d'amitié avec l'éco-anxiété » et cite son maître :


« Si notre race humaine continue à vivre dans l'ignorance et dans le puits sans fond de la cupidité comme c'est le cas actuellement, alors la destruction de cette civilisation n'est pas très loin. Nous devons accepter cette vérité, tout comme nous acceptons notre propre mort. Une fois que nous pourrons l'accepter, nous ne réagirons plus par la colère, le déni et le désespoir. Nous aurons la paix. Une fois que nous aurons la paix, nous saurons comment vivre pour que la terre ait un avenir" dans « Le monde que nous avons »

La question qui peut alors se poser aujourd'hui et que pose Fabrice Midal dans son dernier livre est "Comment rester serein quand tout s'effondre ?"


et dès le premier chapitre il donne une clé pour avancer :


"Tu ne perds pas pied, c'est la terre qui tremble - Demain ne ressemblera jamais à hier..."


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