À quoi tient le bonheur ? y a-t-il une recette ou des techniques qui permettent de l'atteindre ou de le réaliser ? Ce bonheur là, est-il le véritable bonheur ? qui peut le dire, en juger ? A partir de quelles considérations, de quelles mesures? Le bonheur peut-il ainsi s’objectiver ? ou bien ne peut-il être autre chose que le résultat d'une d'une appréciation subjective? Le bonheur a-t-il quelque chose à voir avec l'épanouissement personnel, individuel, avec la réalisation de soi, comme chercherait à le faire valoir les théories et les techniques du développement personnel, adossées aux principes de la psychologie positive? Et quid du développement spirituel ? quelle place prend-t-il dans cette quête du bonheur ? On le voit le bonheur est tout en questions ; et les réponses qu'on peut y apporter peuvent apparaître incertaines, fragiles comme le bonheur lui-même peut-être ?
Cet article, fait suite au dernier post « Aide-toi et le ciel t'aidera », où je faisais la critique de la critique actuelle du « self help » , dénoncé comme une instrumentalisation néolibérale des doctrines philosophiques du stoïcisme, édulcorées et comme dissoutes dans les techniques de la psychologie positive constitutive de tout le courant de ce qu'on appelle le développement personnel. Mon propos prend corps cette fois, sur la vision d'un documentaire diffusé sur Arte « Le business du bonheur » , interrogeant de manière critique ce succès médiatique et commercial du bonheur et du bien-être. À partir de témoignages des protagonistes de ce courant déjà ancien de la psychologie positive, avec son père fondateur Martin Seligman, et de ses médiateurs comme Christophe André en France, mais aussi l'interview de sociologues et philosophes critiques ( comme Eva Illouz, Nicolas Marquis, Julia de Funès…) Je prendrais appui pour pointer à nouveau les limites de cette veine critique, dont on peut interroger le sens et la perspective, et la manière caricaturales dont elle cherche à rendre compte du phénomène du développement comme le fait par exemple la philosophe Julia de Funès. La lecture de toute la première partie de son livre « Le développement (im)personnel », révèle combien elle se laisse déborder par une émotion de colère peu compatible avec une certaine rigueur de l'analyse philosophique. Sa méthode qui consiste à ficeler en quelques paragraphes un dossier à charge, à l'emporte-pièce, la critique de trois ouvrages pris pour cible et présentés comme des illustrations de cette littérature du développement personnel , apparait un peu légère, et serait sans doute à étayer plus avant pour gagner en crédibilité.
Les trois ouvrages mis au pilon :
- « Devenir soi » de Jacque Attali
- « Cessez d’être gentils, soyez vrais » de Thomas d’Ansembourg
- « Les 5 blessures » de Lise Bourdeau
Rappelons que la recherche du bonheur, qui alimente cette quête du bien-être, du développement personnel , n'est pas née avec le libéralisme économique et l'individualisme moderne ; mais constitue déjà dans l'Antiquité, au fondement même donc de l'entreprise philosophique, le « souverain bien » comme l'exprime bien Aristote dans « l'Éthique à Nicomaque ». Aristote reconnait déjà, tout à la fois, que si tous les hommes s'accordent à dire que le bonheur qu’ils recherchent est le Souverain Bien, ils ne parviennent pas à s'entendre sur sa définition. Le bonheur est-il lié au plaisir, aux honneurs, à la contemplation? Le débat continue de faire rage. Le philosophe Comte-Sponville, l’analyser bien dans son petit opuscule incisif « Le bonheur, désespérément » (voir un résumé ici : https://psychaanalyse.com/pdf/LE%20BONHEUR%20DESESPEREMENT%20ANDRE%20COMTE-SPONVILLE%20(4%20pages%20-%20119%20ko).pdf )
« le bien ne saurait être quelque caractère commun général et unique », Ethique à Nicomaque I,6
Reste que Aristote lie la définition du bonheur comme « bien suprême », à la spécificité de l'homme de posséder une âme raisonnable.
« Le propre de l'homme est l'activité de l'âme, en accord complet ou partiel avec la raison » Ethique à Nicomaque I,7.
Le bonheur est-il dépendant de ce que Aristote, avec les autres philosophes de son temps, appelle la « vertu » qui n'est pas un don la nature, mais le résultat d'un effort réfléchi et d'un entraînement pratique. Ce qu’il montre dans son ouvrage « l'Éthique à Nicomaque ». Ce court rappel historique et philosophique permet de remettre en perspective le diagnostic en 4 pages que Julia de Funès opère pour expliquer l'avènement moderne du culte du « moi » , en rappelant comment notre modernité s’est fondée successivement sur « la fin du cosmos » qui constitue l'horizon axiologique de l'Antiquité, puis l'effondrement du « religieux » avec les Lumières, puis le récent déclin des valeurs humanistes avec le tournant nietzschéen. Ce mouvement historique de resserrement de l'existence sur la seule considération de l'individu, conduit selon elle, suivant en cela toute une littérature récente, à des « effets indésirables », une ambiance dépressive, caractérisée par ce que le psychosociologue Alain Ehrenberg appeler « la fatigue d'être soi » (https://www.liberation.fr/livres/1998/10/22/en-dessous-de-soi-de-la-depression-comme-pathologie-du-changement-et-non-de-la-misere-economique-et-_248805/ )
Pour Julia De Funès, c'est dans ce contexte d'épuisement de l'individu, du moi, que l'essor phénoménal des « coachs » et du développement personnel peut se comprendre. Sa critique de la compétence des coachs qui prend 7 lignes, laisse entendre qu'à défaut de formation, les coachs réussissent néanmoins à faire valoir et transformer leurs propres expériences négatives, leurs échecs en préceptes de vie, pour dicter leur conduite à tous ceux qui se sentent perdus dans la modernité, suscitant autant de domaines de coaching qu'il y a d' espaces de perdition.
« Une brève histoire du du développement personnel » en 2 pages et 5 références tendues entre « les sophistes » de l'Antiquité, réduit à n’être que les précurseur de l'ère de l'égarement, et Bandler et Grinder les inventeurs de la PNL en 1973 (https://www.scienceshumaines.com/la-structure-de-la-magie-1975-1976-richard-bandler-et-john-grinder_fr_41538.html) , permet de mettre au pilon l'ensemble de la littérature du développement personnel simplement appréciée par son chiffre d'affaires en France (53 million d'euros).
C'est là qu'il convient de s'arrêter et de se poser les véritables questions. Ce succès commercial du développement personnel est-il le seul résultat de la manipulation néolibérale sur les corps et les esprits à « l’ère du vide » (https://www.persee.fr/doc/autog_0249-2563_1984_num_17_18_1643_t1_0121_0000_3 ) ; ou bien est-il l'expression d'un mal être généralisé lié au mode de vie de nos sociétés modernes ?
Tout un ensemble d’intervenants cherchent à prendre, en charge ce mal-être selon des voies et des logiques irréductibles à la caricature orchestrée par Julia de Funès et autres sociologues critiques.
La voie des psychothérapies avec la psychiatrie traditionnelle, celle-ci s’étant diversifiée dans le dernier quart du 20e siècle avec le développement des TCC (thérapies comportementales et cognitives) qui elles-mêmes se sont développées en plusieurs générations avec les progrès des neurosciences, avec aussi la psychologie positive à la fin du 20e siècle et le travail fondateur de Martin Seligman aux États-Unis , dénoncée aussi par cette veine critique comme « pseudo-science » ( voir l'article d'Annabelle Laurent « Happycratie : faut-il en finir avec le développement personnel ? » ).
C'est dans cette voie aussi que l'on peut situer l'émergence des techniques psycho-corporelles à visée thérapeutique que sont la méditation sous sa forme « mindfulness » ( voir les cycles MBSR et MBCT mis au point par Jon Kabat-Zinn et Zindel Segal, John Teasdale et Mark Williams - https://www.association-mindfulness.org/tout-savoir-sur-mbsr.php et https://www.association-mindfulness.org/tout-savoir-sur-mbct.php ) ; mais aussi la sophrologie plus ancienne encore, fondée au début des années 60 par le neuropsychiatre Alfonso Caycedo (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Sophrologie ) , elle aussi suspecte d'être pseudo-scientifique.
De multiples aux autres voies se sont développées pour proposer des techniques de bien-être s'appuyant sur la mise en mouvement du corps , le yoga, le Qi Gong, le Taï Chi et autres arts martiaux ; mais touchant aussi au domaine de la communication depuis la PNL (Programmation Neuro-Linguistique) jusqu'à la CNV ( Communication Non Violente ).
La critique académique « fourre tout » et « tout azimut » du développement personnel développée par Julia de Funès et consorts ne peut dès lors que manquer sa cible. La dénonciation des coachs « charlatans », quand ils ne sont pas assimilés à la catégorie des «gourous » ne fait sans doute que voiler le véritable enjeu qui est de comprendre pourquoi se multiplient ainsi ces techniques pour trouver la voie du bonheur ?
Car y compris les philosophes qui portent cette voix de la critique, se situent dans cette recherche comme l'atteste la dernière partie du livre de Julia de Funès, proposant des « ouvertures philosophiques » appuyées sur les auteurs classiques pour « se libérer des idéologies du développement personnel ». Déjà Lou Marinoff, un philosophe américain avait (ré) ouvert ce filon de la philosophie comme voie thérapeutique, avec son best-seller mondial « Plus de Platon moins de Prozac » (https://www.erudit.org/fr/revues/el/2006-v2-n3-el1060821/10941ac.pdf ). Une sorte d’adaptation au goût du jour de nos sociétés néolibérales du sens profond et premier de « la philosophie antique comme manière de vivre » comme l'a bien montré de travail précurseur de Pierre Hadot (https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/592974/devoir-de-philo-la-philosophie-comme-maniere-de-vivre ) ou comme on peut le comprendre en lisant l'ouvrage de Jean-Yves Leloup « Prendre soin de l'être. Philon et les thérapeutes d'Alexandrie. »
Cette dernière référence permet d'ouvrir la discussion sur ce qui se situe selon moi au cœur du débat autour du développement personnel. Encore une fois ce nouvel article critique de la critique ne vise pas tant à défendre le développement personnel, qu’à en interroger les ambivalences, les ambiguïtés voire les contradictions au regard des voies du développement spirituel. De ce dernier point de vue , sans doute serait-il utile de relire « La voie de la pratique tibétaine » de Chögyam Trungpa qui propose d'aller au-delà de du « matérialisme spirituel » … l’ occasion d'un prochain article...
Reste que la toute dernière partie du livre de Julia de Funès repose à propos du développement personnel , la question du jeu entre le pouvoir de changer les choses et l'exercice de la volonté (voir son chapitre sur « l'idéologie de la toute-puissance » ) qui est pour moi au cœur de l'interrogation sur les limites du développement personnel. C’est cette question que j’avais continué à examiner dans mon précédent article , après celui sur « Que vouloir ? » qui interroge l’articulation avec les dimensions de la spiritualité et de la sagesse. Après avoir dénoncé le phantasme de la toute puissance de la volonté, Julia de Funès dans une dernière ouverture philosophique empruntant à Nietzche, en arrive aussi à cette conclusion que « c’est par l’effort et la discipline que le « moi » se forge », renouant ainsi avec la voie stoïcienne. Au cœur de l’effort et la discipline, n’y a-t-il pas justement cet exercice de la volonté ? N’est-ce pas une composante essentielle de la partie dominante de l’Ame (« hégémonikon ») à laquelle je fais souvent référence, et qui est aussi au cœur de l’élan spirituel de l’être humain, lui conférant ce que Spinoza appelle sa « puissance d’agir » ? Un petit livre de Robert Misrahi, sur « Le bonheur » qui se veut un « essai sur la joie », (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/robert-misrahi-philosophe-du-bonheur-9129523 ) montre comment la conscience réfléchie des activités qui nous donnent de la joie, qu’il présente comme une « conversion philosophique » du désir , peut orienter notre âme vers l’existence heureuse, qui était au fondement de la quête philosophique antique (Voir par exemple « De la vie heureuse » de Sénèque .
Or n’est-ce pas la quête de tous ceux qui empruntent le boulevard du « Développement Personnel », au contraire de ce qu’affirme péremptoirement Julia de Funès dans le documentaire « Le business du bonheur » ? Et les coachs (ceux qui ne sont pas des « charlatans ») n’entonnent-ils pas le chant de l’effort, de la persévérance, de la patience, de la Volonté, pour atteindre au travers et au-delà des exercices et des techniques, l’éthique de la Joie de vivre ? Que tous les adeptes de la pensée positive ne réussissent pas à trouver le bonheur, est sans doute une réalité, qui peut se comprendre tant par le caractère paradoxal de cette vertu de la « Volonté » qui n’étant pas spontanée, demande à être apprise (« il faut apprendre à vouloir » - Epictète) ; que par le contexte de notre société qui s’ingénie à corrompre en permanence cette vertu. Reste que la voie du développement personnelle loin d’être réductible à une imposture, peut constituer l’une de ses « Portes d’Or » vers la Joie dont parle Robert Misrahi dans son petit livre sur « Le Bonheur ». L’occasion d’une ouverture philosophique pratique, d’un service psychologique, d’un pas sur le Chemin…
En conclusion je ferais référence à Christophe André qui dans un de ses commentaires sur le « business du bonheur » s'interroge :
« moi, je n'irai pas écouter Tony Robbins, parce que c'est un show, une manipulation collective. Ça me déplaît plutôt. Mais si je me cale, je me dis : attends la question ce n'est pas cela te plaise ou que cela te déplaise... La question c'est quel est le service psychologique rendu aux personnes dans la salle ? Est-ce que les gens vont sortir avec des idées qui vont les aider à être plus heureux ou bien est-ce qu'ils vont sortir avec des idées à la con qui vont compliquer leur vie ? Je crois que cela rend service »
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