La formule est célèbre. On peut parfois la croire tirée de la Bible , mais elle semble avoir été popularisée par Jean de La Fontaine, qui conclut ainsi la morale de sa fable « le Chartier embourbé » On la retrouve encore avant dans les Fables Ésope (Aide-toi, Dieu t’aidera). Que nous dit-elle ? elle se veut d'abord comme un conseil pratique, suggérant que les prières à Dieu ne suffisent pas ; et que pour régler ses problèmes il s'agit de commencer par se prendre soi-même par la main. En ce sens, elle résonne comme une maxime qui pourrait sortir du manuel du docteur Coué. Mais on peut tout à la fois l’entendre comme une confirmation des principes du stoïcisme ou … sa critique ; selon qu’on la rapporte à la place de la volonté dans cette doctrine ou qu'on la comprenne comme une expression de la « pensée positive » du « self help », dénoncée par tout un courant de sociologues et psychologues critiques de l'idéologie du « développement personnel » et d'une certaine (mé)compréhension du stoïcisme.
Cet article vise ainsi clarifier pour moi-même, et pour ceux qui me lisent, la compréhension de la référence constante que je peux faire dans ce blog à la doctrine stoïcienne ; et en même temps la critique je ne manque pas non plus de faire à l'approche limitée du développement personnel. J’avais d'ailleurs, dès l'origine de ce blog, attiré l'attention sur ce jeu que j'opérais dans le titre de l’Association, « l'En-vie de bien Etre » (voir l'article « En-Vie de bien-être - "Des fins, des biens et des maux" » )
Ma réflexion constante sur l’idée de Volonté dans le stoïcisme (Voir l’article précédent : "Que vouloir ?" ) m’a conduit à la lecture d'un article de Eva Illouz dans un hors-série de Philomag consacré au stoïcisme. Dans cet article, « le self help, pensée pour moi-même » , elle dévoile de manière critique l'usage qui est fait du stoïcisme qui est selon telle la référence centrale de la culture du « self help » :
« Comment expliquer que le stoïcisme, qui prône une éthique de la résignation et du détachement au sein d’un ordre cosmique qui nous dépasse, puisse inspirer un mouvement à la pointe de la culture capitaliste contemporaine qui prône au contraire la réussite et l’affirmation du moi ? S’agit-il d’un pur et simple dévoiement ? D’une forme de recyclage idéologique ? Où situer les lignes de continuité et de rupture entre ces deux mouvements ? Comment faire le partage entre ce que le self-help nous révèle de l’état psychique des individus contemporains, de leurs besoins et de leurs attentes véritables – et la part idéologique de ce discours de la performance qui utilise l’éthique stoïcienne pour mieux asservir les individus aux finalités du capitalisme contemporain ? »
Le questionnement apparaît légitime, et sur de nombreux points, je m’inscris dans la même veine critique que celle de Eva Illouz. Là où je m'interroge, c'est sur une certaine radicalité de la critique qui focalise sur la seule « récupération » du stoïcisme , présenté là comme une « éthique de la résignation » par l'idéologie capitaliste néolibérale, visant à mettre à charge des individus leurs défauts de performance ; et leur enjoignant pour ainsi dire de s'adapter, voire de se soigner, pour se conformer aux attentes-exigences de la compétition socio-économique, et de trouver en eux-mêmes les ressources nécessaires à tenir-défendre leur place. L’idée de Eva Illouz est que, ce faisant, l'entreprise d'inculcation du "self help" en détournant d’une critique politique du système, conduit à culpabiliser les individus, en les rendant personnellement responsables de leurs défaillances. Peut-on réduire le stoïcisme à une « éthique de la résignation » conservatrice ? C'est le même point de vue que l'on retrouve chez Pierre Henri Castel - l'inquiétude d'un dévoiement du stoïcisme :
« Aujourd’hui, l’injonction à l’autonomie prédomine : nous devons être indépendants, performants, polyvalents, savoir nous adapter à un contexte économique et social qui, lui, ne saurait bouger. Il s’agit de se réformer soi-même pour se mettre en harmonie avec les règles du jeu imposées. Dans cette perspective, la philosophie stoïcienne qui, comme l’a remarqué Hegel, est très conservatrice (le cours de l’Univers est écrit d’avance), peut être instrumentalisée : elle appelle non pas à transformer le monde, car cela est dit impossible, mais à changer ses désirs. »
Comment évaluer cette inquiétude d'instrumentalisation ? D’abord, il y aurait lieu de s'interroger sur le caractère « conservateur » de la doctrine, en la resituant dans son contexte historique et l'éthique. A l'époque des Grecs, l'école du Portique pouvait-elle être comprise comme une force idéologique et politique visant la conservation d'un ordre social contre un autre qui aurait été plus émancipateur de l'individu ? En posant les choses dans ces termes, ne fait-on pas acte d'anachronisme, en transposant nos mots, nos catégories de pensée, nos manières d'interpréter , notre propre ordre social, traversé de luttes partisanes, idéologiques, sur un monde régi, conçu selon une toute autre cosmologie ? Comment penser que notre propre cosmologie serait d’un ordre supérieur et devrait s'imposer comme seul cadre valide de référence ? Comprendre le stoïcisme à partir de son propre cadre de référence, c’est le comprendre plutôt en termes éthiques que politiques (au sens où nous utilisons habituellement ce mot). L'enjeu est de constituer l'Homme, afin qu'il trouve sa juste place tant dans l'harmonie de l'ensemble du Cosmos, que dans l'espace social dans lequel il peut se situer, tant par sa naissance que par ses actes. Ainsi le Destin a-t-il fait de Marc-Aurèle un empereur ; à lui de faire, tout ensemble, en conformant sa volonté à la raison, son métier d'empereur et son métier d'homme. En faisant l’un au mieux, il fait l'autre, dans un sens et dans l'autre. Ainsi le Destin fait-il de Epictète un esclave, mais aussi par sa conduite singulière un affranchi ; et à chaque moment de sa vie, la doctrine lui permet de tenir sa place d'homme libre. Peut-on transposer cette vision éthique dans notre monde, mettant au contraire au cœur, en son centre, la considération du primat de l'individu ? Penser l’individu libre (au sens de Marx) est-ce penser l'homme libre ? Jusqu’où l’individualisme est-il un humanisme ? et jusqu'où l'humanisme permet-il à l'homme de se comprendre au regard de la nature ?
En posant ces questions déroutantes ( dérangeantes au regard des droits de l'homme ?), j’opère un décalage au regard de ces visions critiques des techniques du « self help », non pas pour défendre ces dernières mais pour les rapporter à la justesse de leurs intentions. Celles-ci doivent-elles être jugées à partir d'une idéologie politique de lutte contre la domination libérale, ou bien à partir des visée éthiques qu'elles mettent en œuvre ? Faut-il juger en bloc ou sur pièces ?
Peut-on rester sur le seul plan de la sociologie critique ? ou doit-on considérer, questionner le rapport qu'il peut y avoir entre la visée philosophique et la cible thérapeutique ?
C'est toute la place des TCC (Thérapies Comportementales et Cognitives) dans notre société moderne dont les modes de vie qui la constituent, sont générateurs de stress , qui est questionnée.
Participent-t-elles de cette manipulation des individus , agencée pour actualiser au fil et à mesure de ses désordres, la domination neo-libérale, comme l'affirme Eva Illouz ? font-elles partie de ces techniques d'emprise sur les consciences individuelles comme le dénonce aussi Valérie Brunel dans « les managers de l'âme » (https://journals.openedition.org/lectures/794) ? Ou bien peuvent-elles s'inscrire dans cette longue tradition d'une philosophie conçue non pas comme élaboration de modèles métaphysiques du monde et de l'homme, mais comme enseignement à visée thérapeutique, comme discipline de soin de l'esprit, pour guider les hommes dans leur entreprise spirituelle ?
Depuis les travaux de Michel Foucault sur « le souci de soi » (dont j’ai parlé dans cet article : https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/connais-toi-toi-m%C3%AAme-ou-le-souci-de-soi ) et de Pierre Hadot sur le sens de « la philosophie antique comme manière de vivre » (Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=zxSfN7Y4q0M ) , il est devenu plus clair que la sagesse antique a affaire avec l’art thérapeutique comme l’a bien montré Jean Yves Leloup en s'intéressant à une oeuvre de l'Ecole des Thérapeutes d’Alexandrie dans « La sagesse qui guérit » (https://www.jeanyvesleloup.eu/Bibliographie/la-sagesse-qui-guerit/ ) :
«Aujourd'hui encore des thérapeutes se nourrissent de Philon d'Alexandrie », « le thérapeute selon Philon d'Alexandrie […] prend soin d’éveiller notre regard intérieur capable de voir qu'il mais ‘ce qui est’ dans ‘ce qui se passe’ »
C'est aussi cette portée thérapeutique des écrits et des pratiques de ces écoles antiques de sagesse-philosophie qui a pu inspirer les initiateurs des TCC - Albert Ellis et Aaron Beck -, comme le montre un article intéressant sur le sujet : « Le stoïcisme comme précurseur épistémologique de la thérapie cognitive » (Michel Pichat, Aime Ray, Marie Carmen Castillo - PSN 2014-2 ) . On y lit que cette thèse centrale de la morale stoïcienne le « bon usage des représentations que revendiquent Epictète, est reprise par la thérapie cognitive qui l’érige alors en pilier théorique » ; dit en langage moderne c'est reconnaître que « à l'image du stoïcisme, l'approche cognitive de la psychothérapie postule que les problématiques, les psychopathologies et les souffrances du sujet sont le fruit de perturbations de son système cognitif ». L'interrogation demeure : « suis-je malade ? ou n’est-ce pas le monde autour de moi qui est malade ? ». C'est cette question que posent d'une certaine manière Eva Illouz et Pierre Henri Castel, en doutant qu'il soit bon de s'adapter à un monde malade, privilégiant plutôt la voie politique, la résistance et le combat pour changer le monde, plutôt que nos représentations. Mais peut-on se séparer du monde ainsi ? s'y opposer ? Serions-nous par trop « formatés » par l'idéologie ambiante, dominante, de l'hyperconsommation, de la croissance et du confort matériel, largement alimentés par les techniques de la mode, de la publicité, des réseaux d'influenceurs- youtubeur , dans un système socio-économique sous-tendu par le travail des lobbies ? Peut-on opposer comme le fait un article visant à clarifier les rapports entre la thérapie et les sagesses antiques (« Sénéque plus ultra » - Philosophie magazine n°71 – Juillet 2013 ) se demandant « si Sénéque, Epictète ou Marc Aurèle sont solubles dans le grand marché du développement personnel ? » Y a-t-il un contresens de la thérapie par rapport au stoïcisme ? S’il est juste de rappeler que « pour Epictète ou Marc Aurèle , il ne s'agit pas [simplement] d'apaiser tel ou tel trouble du comportement, mais d'entrer dans une compréhension globale du monde »; pour Thomas Benatouil spécialiste de la philosophie antique, celle-ci « est trop souvent réduite à une thérapie des troubles de l'âme ». Mais, il le rappelle lui-même, « cet aspect est certes présent chez la grande majorité des philosophes antiques, en particulier chez les stoïciens, mais il ne s’agit que d'une étape ( souvent initiale ) de l'entreprise philosophique et non d'une fin en soi ». Ces considérations invitent plutôt à s’interroger sur le rapport des patients à leur thérapie ou des candidats au développement personnel, à n'y voir qu'un moyen de restaurer ou de conforter l’égo, plutôt qu'une entreprise plus ambitieuse de réalisation du Soi, d'entrer dans ce processus d'individuation tel que l'entendait Jung au fondement des thérapies personnelles modernes ? La question devient alors de savoir si des "techniques de management de l'âme" , comme les TCC aujourd'hui , comme les exercices spirituels hier et aujourd'hui encore, visent à nous conformer au monde tel qu'il est ; ou au contraire à prendre conscience, à s'éveiller à un rapport au monde, à produire une transition intérieure, source de changement du monde, pour rétablir un monde vivable, un Cosmos au sens antique du terme ?
N'est-ce pas là déjà, et toujours, la même injonction salutaire : « soit le changement que tu veux voir pour le monde » ( Gandhi ) ? Une autre manière de dire « Aide-toi et le Ciel t’aidera », en comprenant que l'on peut aussi que l'on peut aussi chercher et trouver de l'aide à être aidé …
Au final, si le « self help » comme expression du développement personnel, recèle sans doute des ambiguïtés à la mesure des tensions sur l’attention décalée à l'égo, qui lui confère une certaine myopie spirituelle ou éthique ; en faire un véritable aveuglement idéologique concourant principalement à alimenter les asservissements néolibéraux, ne rend pas compte des effets d'ambivalence qu'il comporte, en permettant à ceux qui y trouvent un réconfort, et parfois aussi une plate-forme d'évolution éthique, de dégager une voie d’évolution spirituelle. Ainsi, convient-il de prendre garde de « ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain »... Une autre expression bien connue...
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