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"Que vouloir ?"

Dernière mise à jour : 12 nov. 2022

Dans un ancien article de ce blog, j'ai déjà abordé la question de la volonté « Je veux…! De la volonté », à la lumière des principes des stoïciens. Je terminais l'article en ouvrant la question de cet « éveil-vigilance » nécessaire ou utile à l'exercice de la volonté, au regard du « non-agir » ; en disant qu'il faut faudrait que j'y reviennes. Le temps a passé. Il est temps d’y revenir à la lumière de l'expérience de ces quelques mois passés et de la lecture longtemps retardée d'un livre majeur sur la question « l'idée de volonté dans le stoïcisme » de André Voelke .

Car définir le vouloir est une chose, en comprendre l'émergence conceptuelle peut nous guider pour en trouver le sens, pour en apprécier la portée , la puissance , la possibilité. Nos désirs sont sinon infinis, en tout cas bien souvent inextinguible ; et notre puissance, notre pouvoir bien limités. Alors, reste cette question qui peut raisonner comme une inquiétude morale ou existentielle : « que vouloir ? ». Pour avancer, il nous faut clarifier les ambiguïtés, ou les subtilités, entre le domaine du possible (que puis-je vouloir ?) et celui du devoir ( que dois-je devoir ?), à la lumière de cette opposition morale du bien et du mal.


David, La mort de Sénèque. © Petit Palais


Pour répondre à cette question, nous pouvons repartir des éléments-clés avancés par les stoïciens encore une fois. Il ne sert à rien, et cela nous peut nous desservir au contraire, d'exercer notre vouloir sur ce qui ne dépend pas de nous . Epictète est celui qui a sans doute exprimer cette mise en garde avec le plus de force et de clarté, dès les premières lignes du « Manuel » :

« Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un mot, tout ce qui a affaire à nous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n'est pas notre affaire à nous. » Cette pensée résonne dans toute la tradition stoïcienne, et se retrouve dans cette phrase aussi souvent cité attribuée par sa tonalité à Marc-Aurèle (mais elle est en fait du théologien américain Reinhold Niebuhr utilisée de façon certaine dans un sermon en 1943) :


« O dieux, donnez-moi la sérénité d'accepter ce que je ne puis changer, le courage de changer ce que je puis et la sagesse d'en connaître la différence. »

Nous est dit là, combien le « vouloir » doit se conjuguer avec la force et le courage, mais surtout avec la « sagesse » posée comme une capacité de discernement. En effet, la doctrine a beau définir les grandes catégories de ce qui dépend de nous (le jugement, le désir…) au regard du large spectre de ce qui nous échappe (le corps, la richesse, les honneurs…), en situation, le doute peut toujours s'immiscer dans le savoir distinguer l'un de l'autre, dans notre capacité à ne pas confondre la volonté juste avec la témérité, qui peut nous ouvrir autant à l'augmentation de la puissance qu’ à nous confronter à notre impuissance . Encore une fois c’est Epictète qui nous guide, en nous rappelant qu'il faut « apprendre à vouloir ».

La volonté qui peut nous sembler comme une disposition naturelle de l'homme - ce qui est aussi parfois affirmé par Epictète - ne peut véritablement s'exercer que dans son articulation au savoir, à l'entreprise philosophique .

Ce qui peut être rassurant - se fonder sur le savoir pour guider, borner la volonté de telle sorte qu'elle soit juste – peut aussi soulever de nouvelles questions. Comment être certain que ce savoir soit suffisamment solide, fiable pour constituer la matrice sûre de mon vouloir ? Qu'est-ce qui assure que la connaissance objective, rationnelle, soit la meilleure garantie pour orienter ma volonté pour me dire et me conseiller ce qu’il s'agit de vouloir ? Quid d'autres conseils que l'on peut entendre , qui nous font tendre l'oreille, et qui peuvent nous séduire à l'heure des injonctions de l’affirmation de soi et de la confiance en soi du développement personnel, comme la nécessité d'écouter sa voix intérieure, son intuition. Ne serait-elle pas supérieure à la raison ? convient-il d'écouter plutôt son cœur que sa raison ? Dans le numéro du magazine Psychologie de mai 2022, un dossier explore les différentes facettes de la difficulté à « faire les bons choix », et de la nécessité de » prendre du recul ». Psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes sont mobilisés pour démêler « le problème », éviter les pièges, lorsqu'il s'agit de décider « dans l'urgence, sous la pression », « quand on est dans l'incertitude » … avec le conseil de faire « un pas de côté ». L’un (Frédéric Fanget ) attire l'attention sur le fait que « la confusion mentale est le produit d'une ou plusieurs croyances erronées » , dont cette idée qu’ « un bon choix doit se sentir : notre petite voix intérieure doit forcément nous le signaler. C'est ce qu'on appelle en psychologie un raisonnement intuitif ». L’autre (Valérie Blanco) nous rappelle l'importance au contraire, au cœur de l'incertitude de « revenir à cette voix intérieure que l'on appelle aussi ressenti, désir ou intuition ».

Comment y voir clair ? à qui se fier, à soi, aux autres ?

Comment « donner son assentiment au vrai », comme le commandent les stoïciens, afin que la volonté trouve le juste chemin ?

On le voit et l’éprouve, le « vouloir » ne nous éclaire pas immédiatement sur ce que nous pouvons ou devons vouloir. L'affirmation rituelle des stoïciens à ce sujet pourrait nous rassurer , en posant l'harmonie du Cosmos, assurant la concordance entre le règne de la raison dans la nature et l’ « hégémonikon » - la partie directrice de l'âme orientée de part en part par le Logos. Dans cette vision du monde, l'âme bien constituée, lorsqu'elle est en contact du vrai ne peut se tromper . Le vrai emporte alors l'assentiment. Il y aurait ainsi une évidence de la représentation qui la rend « compréhensive » ( « kataléptiké)(la représentation compréhensive ou cataleptique).




Mais si la compréhension apparaît bien comme le critère, le déterminant de la volonté, il semble que cela soit chez les stoïciens par le fait d'une fusion de la raison et de l'intuition, opéré par l’harmonie du Logos cosmologique. Spinoza tout en récusant toute force et vérité à la notion de « Destin », chère aux stoïciens, semble néanmoins s'inscrire dans cette ligne de pensée en faisant du troisième genre de « connaissance intuitive », une forme supérieure de la connaissance rationnelle. Ainsi donc, il semblerait que la volonté ne puisse se tromper, que vouloir nous oriente de manière assurée vers ce qu'il est juste de vouloir ; et pourtant, toute l'expérience humaine productrice de la conscience morale, nous dit le contraire. Deux formules célèbres sont souvent citées pour l'exprimer :

« je vois le bien, je l'approuve et je fais le mal » - Ovide Métamorphoses VII, 20

« ce que je veux, je ne le fais pas ; ce que je ne veux pas, je le fais » saint Paul - épître aux Romains 7, 15-21


Déjà chez Platon la question de « la faiblesse de la volonté » ( acrasie ) est mise en évidence de manière problématique . Dans l’un de ses dialogues ( Protagoras ), Socrate affirme que l’acrasie est un concept moral illogique, et soutient que « personne ne se porte volontairement au mal ». Dès lors qu'il est enseigné du bien et du mal l’homme ne serait mal agir. Dire le contraire serait reconnaître la suprématie des passions sur la raison. Dans le modèle de pensée grecque, la raison est au contraire ce qui permet de maîtriser les passions. La question devient alors : peut-on être vaincu par le désir, le plaisir, les passions et pour quelles raisons ?

Aristote sera le premier à affronter le dilemme. Il a cherché à expliquer cette contradiction, par plusieurs arguments dont la la possibilité de l'homme d'être modifié par les passions, d'être alors dans un état pathologique provoquant une dissociation entre ce qu'il sait de manière automatique sans véritablement le comprendre ( comme une chose apprise par cœur) et la véritable science qui nécessite cette compréhension. Pour lui , l'homme dans un état normal doit incarner la science, le savoir, l'intégrer à sa nature. Cependant, nous restons là au fond dans le modèle socratique de la prééminence de la connaissance qui doit guider la volonté.


La difficulté ne provient telle pas de la compréhension du statut de la connaissance. De quelle connaissance s'agit-il au juste ? Telle que nous la comprenons à partir des catégories objectives de la science cartésienne, la connaissance nous semble un discours sur le monde, les choses, les événements tout comme si tout cela était extérieur à nous. Dans cette vision, la connaissance précéde l'action . Il est possible de voir les choses autrement, en posant que la tendance - cette inclinaison de l'âme pour les stoïciens - conditionne aussi la connaissance. D'une certaine manière, ce sont deux inclinations liées à notre puissance d'être , cette force en nous qui organise notre désir de conservation de nous-mêmes ( le conatus de Spinoza ), qui fonde nos connaissances du monde et nos jugements.

Spinoza affirmait ainsi :


« Il résulte de tout cela que ce qui fonde l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir, ce n'est pas qu'on ait jugé qu'une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu'une chose est bonne par cela même qu'on y tend par l'effort, le vouloir, l'appétit le désir. »
Ethique III , proposition 9, scolie

Ainsi, la volonté semble bien se forger en nous par le fait même d'une inclinaison primordiale à ce qui est juste (les Grecs auraient dit « le vrai » ), ajustée à cette propriété commune des êtres vivants à se conserver dans leur être – le conatus pour Spinoza, l’ « oïkeIôsis » pour les Grecs. Cette affirmation nous ouvre alors un espace possible de réponse à cette interrogation, cette inquiétude de « que vouloir ? » : le « raisonnable », au sens de ce qui est ajusté à notre raison d'être. Ne pouvons espérer pouvoir tout vouloir au gré de nos désirs insatiables, nous ne pouvons éviter la frustration et l'insatisfaction qu’en réduisant l'inquiétude du vouloir par la considération du raisonnable. Pour cela, la voie dessinée pour le vouloir, correspond à la voie du sage stoïcien, se tournant résolument vers les affections bonnes (les « eupathies ») par une transmutation des « passions » , de telle sorte que la joie se substitue au plaisir, la circonspection à la crainte, et au final le « vœu raisonnable » au désir. Le « vœu raisonnable » constitue un pivot dans la pensée des stoïciens, et correspond à ce qu'ils appelaient la « boulésis », que Cicéron définit ainsi :

« Dès que se présente l'image d'une chose, quelle qu'elle soit, qui paraît bonne, la nature même nous pousse à essayer de l'atteindre. La tendance procède avec constance et sagesse, les stoïciens l'appellent ‘boulesis’ - quant à nous, nous la nommons ’voluntas’ - à ce point ils pensent qu'elle ne se rencontre que chez le sage, et en donnent la définition suivante : la "voluntas" est un désir accompagné de raison » Cicéron, Tusculanes IV 7-14

Il est utile alors d'explorer ce que recouvre concrètement cette « boulésis » des stoïciens. Leurs textes, nous conduisent alors à sa déclinaison en toutes sortes d'attitudes et d'orientations de l'esprit qui visent à développer la bienveillance, terme lui-même qui résume la capacité à orienter son action et ses pensées vers le bien d'autrui, mais aussi l'accueil des événements tels qu'ils arrivent, et plus largement l'accueil complet de ce qui est est. Ainsi à suivre toujours les stoïciens, nous comprenons que le « vouloir » est sans doute moins tourné vers la considération de soi-même, que dans l’attention aux autres, et à l'acceptation du destin. Ce que Epictète résumait par cette prescription « apprendre à vouloir chaque chose telle qu'elle se produit » Entretiens, I 12,15 , et Sénèque par « Disposons notre âme de façon à vouloir tout ce que les circonstances exigent » Ep 61,3

Cette vision du vouloir, comme consentement au Destin, peut nous apparaître comme une morale de la résignation, voire de la soumission à une volonté supérieure - celle des dieux ou de Dieu - et ne convient pas vraiment à nos mentalités modernes .

Peut-être, les formulations de Spinoza qui a su s'inscrire dans cette vision et la développer pour fonder notre modernité en poussant l'équivalence de Dieu et de la nature, peuvent-elles nous apparaître plus compréhensibles . A la fin de la parti IV de l'éthique sur « la servitude humaine » il dégage une voie de libération possible, où il nous dit aussi, à sa manière, l'importance de l'accord du vouloir et de la nature entière.


« Or, aussitôt que nous aurons compris cela d'une façon claire et distincte, cette partie de notre être qui se définit par l'intelligence, c'est-à-dire la meilleure partie de nous-mêmes, trouvera dans cette idée une sérénité parfaite et s'efforcera d'y persévérer. Car en tant que nous possédons l'intelligence, nous ne pouvons désirer que ce qui est conforme à l'ordre nécessaire des choses et trouver le repos que dans la vérité. Par conséquent, notre condition véritable une fois bien connue, l'effort de la meilleure partie de nous-mêmes se trouve d'accord avec l'ordre universel de la nature. »

Ainsi peut s'ouvrir la cinquième partie sur « la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine » dans laquelle Spinoza articule la puissance d'agir - source de la joie béatitude - avec l'amour intellectuel de Dieu, expression finale énigmatique et déroutante, et qui dit combien notre liberté est dans la connaissance des raisons qui nous déterminent de part en part. Alors peut-on espérer trouver la voie de la conscience, de l'éveil-vigilance, de la connaissance intuitive de ce que nous pouvons-devons vouloir.


A la fin, et pour revenir à notre point de départ, la mort de Sénèque ne peut-elle s'interpréter, se comprendre, comme cette conjonction du bien et du mal. Son suicide, ordonné par celui dont il fut le tuteur, Néron, le mettant ainsi en position de se conformer avec les préceptes de son Ecole, ne viens-elle pas illustrer de quelle manière se confondent en acte « ce que je peux vouloir » et « ce que je dois vouloir » ?


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