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De l'âme

Dernière mise à jour : 22 juil. 2021

Au moment d'écrire le titre de ce nouvel article, je me rappelle qu'il est aussi le titre d’un dernier livre de François Cheng « 7 lettres à une amie », longtemps gardé au chevet de mon lit. Il reprend à son compte cette exclamation d’une amie lectrice « sur le tard, je me découvre une âme ». Cela dit bien déjà, une forme d'immortalité de l'âme à interroger, tant son existence, corporelle ou incorporelle (à savoir ?) peut sembler, au cours du temps, de l'âge, des âges, inconsistante, inconstante, incertaine, problématique. Et pourtant, l'ignorer, la rejeter ne saurait écarter sa présence persistante, permanente dans nos expressions les plus usuelles, quotidiennes , lorsqu'on se reconnaît ( ou refuse ) des « états d’âme », du « vague à l’âme ».Ainsi son existence déniée nous poursuit, nous hante dans son apparence fantômatique, nous reliant à ses émanations conceptuelles , expressions émotionnelles surgissant du creuset des idées philosophiques et alchimiques. Si elle existe ? De quoi est-elle le nom ( non ?) qui la rive à la vie ?



Le point de départ de l'article n'est cependant pas cette réminiscence du livre de François Cheng , mais la lecture qui se poursuit de « la philosophie inquiétée » de François Jullien avec ce petit livre qu’il contient « Nourrir sa vie » et le chapitre éclairant « Sans âme ». Ce petit livre est comme on l'a vu dans l'article précédent sur le « bonheur », une tentative de comprendre comment la pensée chinoise est restée à l'écart de l'idée du bonheur ; une manière de déplier la pensée, de nous interroger sur cet invisible qui anime nos mots.

Dans notre longue tradition occidentale qu’examine François Jullien, la question de l’âme est rivée à celle du corps, non que le lien soit indissoluble , mais justement qu'il soit problématique. C’est là le fond même qu'interroge « le Phédon » de Platon où Socrate ne peut pas ne pas penser la mort comme le moment de la séparation de l'âme et du corps. Dès les premiers récits mythiques d'Homère de l'Iliade et l'Odyssée, l'âme est ainsi posée comme un pli de la pensée occidentale "comme une représentation anthropologique majeure que la philosophie tiendra désormais comme « allant de soi » "(François Jullien) De là ensuite tout naturellement, le développement moderne de la pensée dualiste cartésienne, de cette idée de l'existence problématique dès sa fondation de deux substances distinctes et strictement indépendantes, la chose étendue (la matière), la chose pensante ( l'esprit ). Descartes parle encore de l'âme, de ses passions , mais dans cet élan de méthode donné à la science moderne par la raison cartésienne son usage se perdra. La confusion entre l'âme et l'esprit bien distinguée à dessein dans la conception alchimique du monde pourra se faire alors sans état d'âme. En quelque sorte le développement des neurosciences vient sceller de ce côté-là la fin de l'âme, en la réduisant à n'être qu'une sorte d’effet d'émergence de l'activité neuronale. L'esprit même dans lequel l'idée de l'âme pouvait encore se manifester est rabattue sur la substance grise cervicale. Dans ce raccourci d'histoire de l'âme je ne peux m'empêcher de souligner un épisode symptomatique de l'enracinement philosophique de l'âme dans notre pensée ; ce moment où contre Freud son maître et collègue Carl Gustav Jung s’est employé à restaurer le vocable de l'âme pour développer sa psychologie des profondeurs, et dépasser la vision étroite de l'inconscient freudien conçu comme simple produit du refoulement de la pensée consciente. Jung, nourri par là tradition alchimique, en reconnectant la question de l’âme individuelle à la celle de « l'âme du monde » (Anima Mundi), via l’inconscient collectif, réhabilite une conception spirituelle, niée par la science rationaliste. ( sur ce sujet il y a le livre de Mohamed Taleb et Michel Cazenave « Eloge de l’âme du monde « ) .

CG Jung ouvre son recueil de textes « L’âme et la vie » par un « témoignage en faveur de l'âme « . Pour lui, il affirme dès les premières lignes « la psyché appartient à ce qu'il y a de plus intime dans le mystère de la vie […] l’âme humaine ne se trouve absolument pas en dehors de la nature ».

Avant même que les sciences matérialistes de l'esprit n'affirment comme aujourd'hui leur prétention hégémonique, CG Jung dénonçait leurs présupposés métaphysiques :

« Malgré la tendance matérialiste à faire de « l'âme » essentiellement un simple décalque de processus physico-chimiques, on ne possède cependant pas une seule preuve de cette hypothèse . […] l'hypothèse matérialiste est par trop audacieuse et dépasse les données de l'expérience par ses présentations métaphysiques »

Jung cherche déjà à fonder son approche de l'âme sur ce qu'il saisit de « la conception du monde oriental » moins bornée à ses yeux, car elle n'a « nul besoin d'une surréalité philosophique ». Cependant du côté de la Chine comme le montre François Jullien, la question de l'âme serait plutôt équivoque. L’âme que les traducteurs cherchent à saisir, n'est pas accessible par un terme univoque. Plusieurs thèmes liés y conduisent, par la conception des éléments, des énergies, des formes par lesquelles la vie s'exprime, se déploie. « l'âme » et « la vie » sont bien là, mais sans que cela passe par une opposition simple du corps et de l'esprit. Un terme revient plutôt et qui exprime la « quintessence » ; terme qui n’est pas sans nous connecter de notre côté à la tradition alchimique. Il est question alors d'un processus d'affinement, de purification ( « Jing Shen » - quintessence spirituelle ) qu'il s'agit de nourrir en soi. C'est le « nourrir sa vie » qui structure la pensée et oriente les pratiques, où le soin matériel ne se distingue que faiblement du soin spirituel. Il n’y a pas là d'un côté le corps et de l'autre séparé l'esprit. Il ne s’agit pas d'un côté de prendre soin du corps et de l'autre de développer sa spiritualité. C'est tout Un . La pensée de l'immortalité de l'âme, édifiée dans notre tradition occidentale platonicienne puis judéo-chrétienne fait face à une autre pensée, celle de la « longue vie » du Tao.

Ainsi comme pour l'âme, le chinois ne dispose pas d'un terme unique pour dire le corps. François Jullien continue ainsi à alimenter notre réflexion . Plusieurs termes y contribuent pour lui donner ses différents attributs : « Xing signifie plutôt la forme actualisée, Shen plutôt l'entité personnel le, le moi individuel, et Ti plutôt l’être constitutif » . Ce dernier terme nous conduit au Qi le souffle-énergie - Voir ici l'article du blog consacré au "Qi".

Dans la tradition philosophique européenne, c'est surtout tardivement avec le développement de la perspective phénoménologique que l'approche plus subtile du corps nous ouvre à ces considérations d'un corps-esprit plus « emmêlés, qu'il n'y paraît. Merleau-Ponty explore comment l'esprit enveloppe le corps, tout comme le corps enveloppe l'esprit (voir le podcast sur France Culture « Chair et subjectivité » où cette perspective est abordée : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/maurice-merleau-ponty-44-chair-et-subjectivite ). L'esprit ne peut être qu'incarné et notre corps ne peut vraiment être humain qu’animé par l'esprit.

Pour Merleau-Ponty, le corps s’étends et s’entend dans la chair qui constitue l'être, comme réflexion de soi qui s'exprime dans le travail de la pensée-esprit. Tout cela peut apparaître théorique voir abscons. Cependant Merleau-Ponty pour nous faire saisir cela, nous replonge dans nos expériences sensibles, et en particulier nos états émotionnels. Ainsi prend-t-il, l'exemple caractéristique, paradigmatique de la colère. Notre expérience sensible nous fait comprendre combien cette émotion nous relie tout d'abord à nos états corporels, tout ce mélange de manifestations gestuelles et expressives visibles et interprétables par autrui comme de la colère et de sensations « intérieures » qui me sont propres , qui me renseigne aussi moi-même sur cet état de colère , où ressentis et sentiments se lient et se fondent dans l'interprétation que j’associe comme autrui à cette disposition tout à la fois de l'âme-esprit et du corps.

Pour que la colère m’anime, il faut les deux. Elle ne saurait être contenue dans la seule expression gestuelle ou de mots dits, il faut aussi que l'agitation soit « à l'intérieur » en même temps. Si elle est juste ressentie, contenue sans manifestation extérieure elle est dite « froide » comme si le souffle-énergie n'était qu'en pression interne, s’accumulant pour un autre moment. On le comprend au travers de cet exemple, le niveau d'animation du corps- esprit est ici une fonction des formes contrastées et subtiles de la circulation du « Qi ».

Subtil ici rappelle cette recherche de Merleau-Ponty des limites, des frontières dans ce miroir du visible et de l'invisible. Dans le registre psychiatrique, on trouverait cette même idée d'un jeu des « Etats d’âme » entre le conscient et l'inconscient. Comme le note Christophe André « nos états d'âmes sont toujours là, en bruit de fond » dans son livre « Les états d'âme. Apprentissage de la sérénité ». Ils nous imprègnent sans que nous en ayons pleinement conscience ; mais il est possible aussi de se mettre à leur écoute, par la méditation en particulier, les observer, percevoir leurs manifestations, leurs impacts, leur énergie. Il est intéressant de relever la définition que Christophe André donne des états d'âme : « On pourrait définir les états d'âme en disant qu'ils sont des contenus mentaux, conscients ou inconscients, mêlant états du corps, émotions subtiles et pensées automatiques, et qui vont influencer la plupart de nos attitudes. »

Ainsi les états d'âme apparaissent comme une manière pour nous de nous connecter à la temporalité de notre vie, tendant un pont entre les expériences du passé et leurs ressentis mémorisés, et les attentes pleine d'espérance ou d'inquiétude du futur. Ils nourrissent la trame constitutive du sens de notre vie, y compris dans ses doutes et incertitudes enfouies à la limite de l'exprimable, là où peut-être se réfugie l'authenticité, la densité de notre existence. Il y a là comme une coagulation des choses, des vécus du temps qui nous échappe à son point d'origine. Notre être dans sa manière d'être, se constitue ainsi dans ce flux des états d'âme. Les Chinois référeraient plutôt ce processus au « Qi » comme le rappelle François Jullien en empruntant l'expression au corpus des classiques de la Chine ancienne « le Qi se condense en homm ». Penser alors ce que nous identifions comme nos états d'âme dans leur positivité et leur négativité comme s’y emploie Christophe André dans son arithmétique des états d'âme ( voir chapitre 2 « les états d'âme » )une résultante des équilibres et des déséquilibres ou des blocages ou freinages dans la fluidité du circulation du Qi, peut alors nous ouvrir une porte non à l'immortalité de l'âme mais à la « Longue Vie » par l'attention même à la respiration profonde, dans le jeu de l'air qui rentre et qui sort du corps, qui emporte aussi tout le mouvement du corps. Le mouvant rejoint là l’émouvant dans le vivant ainsi nourri.

« On se prend même parfois rêver, dans le Zhuangzi , que cette nutrition respiratoire, nutrition par excellence parce que plus affinée et décantée de sa matérialité (mais non n’en appartenant pas moins toujours au phénoménal ), puisse remplacer la nourriture plus grossière et plus opaque des aliments ordinaires : cette nourriture respiratoire n'est pas d'emblée spirituelle comme le serait une nourriture de l'âme mais, par le mode plus épuré par lequel elle opère, elle porte à la spiritualisation »

( « Nourrir sa vie » – chapitre « nourrir son souffle-énergie » - François Jullien)

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