Je ne me souviens pas avoir écrit ici dans ce blog sur le bonheur... comme si j’avais jusqu’ici cherché à éviter ce mot, qui vient pourtant si vite sur les considérations sur la vie. J'ai plutôt dès le début interrogé le « bien-être », en écho de cette question du « bien vivre », de la « bonne vie ». Pourtant disserter sur le bonheur est un classique de la pensée philosophique, mis au goût du jour dès l’Antiquité grecque. Tout d’abord la notion pose un problème de définition : Qu’est-ce que le bonheur ? peut-on le connaître, le reconnaitre ? Être heureux … y compris comme Sisyphe dans l'adversité comme nous invites Albert Camus pour contourner l'absurdité. Faut-il alors suivre la voie abrupte des stoïciens qui tel Sénèque dans son classique « de la vie heureuse » nous indiquait le chemin de la Raison et de la Vertu avec ce précepte de « vivre selon la nature » ? !
La question du bonheur vient ici au détour de la lecture des considérations de François Jullien sur la « vrai vie » - livre que je poursuis avec délectation. Reprenant le fils des stoïciens sur la « vie bonne » , il rappelle l'équivoque du mot bonheur. Les Grecs y discernaient deux sens bien différents : la fortune ou destin (« l’Eutuchia ») d’une part et la félicité (« l’Eudaïmonia » ) de la vie comblée. Or d'un sens à l'autre, de l'une à l'autre, il y a l’écart du relatif à l'absolu. Comment alors les vicissitudes de la vie peuvent-elles ouvrir à l'absolu de la félicité ? La vraie vie se tient telle dans cet écart ? Cette tension ? Cette contradiction même entre notre volonté si faible ou impuissante et la volonté de Dieu, par laquelle notre fortune ou infortune peut-être scellée ?
Je puis vouloir être heureux, mais puis-je réaliser ce vœu par moi-même ? Dans quelle dépendance ou autonomie puis-je être au regard de cette espérance ? Cet écart, qui à certains peut sembler un abîme, peut-il être résorbé dans un chemin de sagesse fait de l'acceptation de tout ce qui est là et de ce qui se présente à nous ? De « l’amor fati » ? L’idée de bonheur n'est-elle pas une illusion faite du rejet de son opposé le malheur ? Que peut valoir une telle idée établie sur le refus de la souffrance ? N'est-elle qu'une chimère dessinée par une ligne de fuite ? Le bonheur serait-il alors un obstacle à lui-même, au « vivre sa vie » ? Faut-il alors renoncer au bonheur dans sa forme absolue pour commencer à vivre ? N'est-ce pas dans ce renoncement à l'atteindre comme s'il n'était pas déjà là, que l’on peut coller à sa propre vie, y adhérer pleinement ? Mais cette illusion du bonheur comme quelque chose d’essentiel à atteindre n'a-t-elle pas été enracinée profondément dans nos esprits comme un but de la vie qu'on ne puisse tout à fait réussir à y renoncer sans affecter notre puissance de vivre ? On retrouve là, la question du Télos, du but de la vie, fondée dans la Grèce Antique sur la tension du désir insatiable oscillant perpétuelle tel un pendule du manque ou du manque du manque, entre le « divertissement » ( Pascal) et l'ennui (Schopenhauer) .
Pour mieux comprendre cette notion de bonheur insaisissable, la référence à Spinoza et à la définition de la Joie comme augmentation de la puissance d'agir peut s'avérer utile. Passant ainsi du bonheur à la joie-béatitude, on peut comprendre que cette dernière constitue pour Spinoza l'horizon même de l'Ethique comme principe de vie articulé au désir conçu là comme « conatus », c'est-à-dire pour lui, la force intrinsèque de conservation de notre être qui caractérise le vivant.
André Comte-Sponville bien connu aussi pour inscrire sa pensée dans les pas de Spinoza avait remis au goût du jour de la pratique philosophique cette question classique du bonheur, d'abord dans son « Traité du désespoir et de la béatitude », puis dans un petit livre incisif issu d'une conférence dans le cadre des lundi philo à Bouguenais « le bonheur désespérément ».
On y retrouve cette idée que le bonheur est un concept trompeur qui masque le véritable sens de la démarche philosophique qui est la recherche de sagesse. Dès le début de sa conférence, il résume ainsi :
« la sagesse ? C'est un bonheur vrai ou une vérité heureuse […] Donc le bonheur est bien le but de la philosophie. À quoi sert de philosopher ? Cela sert à être heureux, à être plus heureux. Mais si le bonheur est le but de la philosophie, il n'en n'est pas sa norme »
Ce qui l'amène à penser que « mieux vaut une vraie tristesse d'une fausse joie » , même s'il conçoit qu'une telle position ne saurait faire l'unanimité, elle permet pour lui de distinguer les vrais philosophes qui vivent la philosophie sur le mode de la sagesse pratique, des faux philosophes qui ne visent que l'enseignement théorique des vérités.
Ainsi peut-on arriver à penser que le bonheur peut ne plus être une quête dès lors que la sagesse s’yi substitue.. On peut cependant se demander ce que l'on gagne en passant ainsi d'une quête à l'autre, sachant que cette sagesse prônée par les stoïciens qui affirment que la sagesse qui permet d'être heureux quelques soient les circonstances, est sans doute comme ils le reconnaissait eux-mêmes inatteignable… En quoi alors vaut-il mieux être sur le chemin de la sagesse que sur celui du bonheur ? Encore une fois , André Comte Sponville peut nous guider en lecteur infatigable cette fois de Montaigne, lui-même lecteur des anciens qui prône une « sagesse pratique du quotidien ». Montaigne appelait ainsi à cette sagesse du « savoir vivre cette vie qui est la nôtre » (Essais III-13 ). J’y lis l'appel à considérer les choses du point de vue de notre condition humaine, de la conscience de nos limites, de ce qui est possible pour nous et de ce qui est hors d'atteinte, comme la « sagesse ».
Ainsi s'agit-il de considérer que si le plus souvent nous ne sommes guère dans la béatitude au quotidien, nous ne sommes pas non plus dans le malheur le plus total ; même si l'une et l'autre peuvent s’éprouver, le second peut-être davantage que le premier.
En fait, à suivre Comte-Sponville dans ses propos sur le désir et l'espérance ( qui mériteraient sans doute un autre article plus approfondi), il s'agirait en quelque sorte de trouver cette voie moyenne, cet équilibre du milieu entre ne pas trop espérer et ne pas trop désespérer. L’Espérance comme le Bonheur n'est-elle aussi qu’une illusion à laquelle il faudrait renoncer ? Cela mériterait d’en discuter plus avant... Pour André Comte-Sponville, c'est à condition de renoncer au désir, à l’espoir d'être heureux, de cesser de nourrir cette inquiétude du futur, que l'on peut trouver la sérénité de notre vie présente. C'est là pour lui l’état de « dés-espoir» au sens où il l'entend, non de profond malheur, mais juste de libération : être libre de l'inquiétude d’espérer ! Il y a donc un travail du désespoir qui comme le notait Spinoza, demande un effort, celui de « nous rendre rendre moins dépendants de l'espoir, de nous affranchir de la crainte » ( Ethique IV Scolie proposition 47). Là est la liberté dans la nécessité chère à Spinoza.
Ce chemin du désespoir ainsi compris est donc aussi celui de la lucidité, de la connaissance qui ouvre la béatitude : « le bonheur de celui qui n'a plus rien à espérer « conclue André Comte-Sponville qui cite aussi cette pensée de Pascal bien à propos :
« Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
Ainsi nous faut-il prendre du recul au regard de cette notion-quête du bonheur, telle que notre pensée occidentale l’a inscrite comme but de la vie ; et c’est ce travail auquel nous invite François Jullien pour y revenir, dans ce dialogue riche et stimulant qu’il a pu avoir sur le sujet avec Comte-Sponville, en rappelant comment la tradition chinoise pensait davantage le « nourrir sa vie » qui pouvait leur permettre de renoncer à l’idée du bonheur (voir son livre « Nourrir sa vie. A l’écart du bonheur » : https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-gestalt-therapie-2011-1-page-191.htm et https://www.youtube.com/watch?v=mZZiXwByR3E ). Dans la langue-pensée chinoise cette expression ne fait le clivage entre le matériel et le spirituel. C'est là dans cette relation de l'âme-esprit au corps , "tout un", et en cela en quelque sort se condense le "bonheur" de la vie, non dans une quête ou une visée, mais dans l'activité même de "nourrir sa vie". Comme l'écrit François Jullien en s'appuyant sur Yang Zhu dans le Mencius :
"Nourrir sa vie ou nourrir sa nature, c'est tout un. Toute la vocation de mon être, et ma seule responsabilité, est dans le soin que je prends d'entretenir et de déployer ce potentiel de vie dont je suis investi"
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