Philosophos 2 - Le temps des coachs
- Thierry Raffin
- 8 juin
- 19 min de lecture
La première partie de cet article « philosophos » interrogeait le rapport des philosophes à la thérapie à un âge -l'antiquité- où la recherche de la sagesse était tournée sur le soin de l'âme et du corps, où sciences, médecine et philosophie n'étaientt pas encore séparées. Le philosophe était celui qui ajustait sa pratique à ses discours, aux préceptes qu'il se donnait à lui-même pour conduire sa vie en référence à une école philosophique; et qu'il pouvait aussi délivrer avec l’expérience comme une ordonnance aux autres. « Les écrits pour moi-même » de Marc Aurèle, le Manuel d'Epictète qui les inspirait, constituent à cet égard des œuvres exemplaires. Dans cette deuxième partie, il s'agit d'examiner comment cette compréhension traditionnelle de la philosophie inspire de nouvelles pratiques où le savoir philosophique, le raisonnement conceptuel sur les épreuves et le sens à donner à sa vie, servent en complémentarité, ou parfois en concurrence, avec les approches psycho-thérapeutiques, à soigner les troubles existentiels dans un monde prônant la compétition individuelle, utilisant les ressorts de la psychologie positive, mais aussi les Thérapies Cognitives et Comportementales (TCC) pour maximiser le développement personnel individuel, via un entraînement jouant des ambiguïtés des quêtes spirituelles modernes, assurées souvent par une nouvelle figure celle du « philosophe-coach » ou « philopreneur ».

On peut évoquer une première figure qui en quelque sorte assure une transition entre les thérapies de l'âme traditionnelles, occidentale et orientale: Karlfried Graf Dürckheim. Avec le développement de la « psychothérapie initiatique » , Graf Dürckheim est au cœur d'une tension spirituelle entre philosophie occidentale teintée de psychologie, discipline auquel il a été formé à l'Université, et de sagesse orientale suite à sa découverte du bouddhisme zen au Japon. Dans sa pratique de la psychothérapie, il sera profondément inspiré par la psychologie des profondeurs de Jung, sa collaboratrice et seconde femme, Maria Hippius, étant une analyste jungienne - mais aussi par les pratiques zen corporelles comme celle du tir à l'arc (Kyudo), où le corps et l’esprit sont à l’unisson. Graf Dürckheim écrit :
« Dans le Zen le corps n'est pas envisagé ainsi qu'on envisage encore trop souvent en Occident comme un obstacle à la vie spirituelle. Au contraire le corps est considéré comme l'instrument qui favorise le cheminement spirituel ».
Dans la « psychothérapie initiatique » il s'agit de rétablir le lien entre le « moi existentiel » (le petit moi) et l’ « être essentiel », de réarticuler l'essence et l'existence de l'homme. Ce rétablissement passe par la voie du corps qui est celle aussi du cœur pour Graf Dürckheim et dont le centre est le « hara ». Jean-yves Leloup qui oriente aussi ses recherches dans cette voie spirituelle du corps préconisée par Graf Dürckheim note « le lâcher prise n'est pas seulement un mouvement dans les épaules, mais une attitude profonde de confiance et d’abandon de cette force qui nous habite : présence du Tout Autre en chacun de nous. Ce Tout Autre, Graf Dürckheim l'appelle encore le « maître intérieur ».

Pour Graf Dürckheim, le thérapeute initiatique est celui qui doit guider l'homme sur la voie de la guérison à partir de son propre être essentiel, et pour se faire se transformer en « maître gourou » de la vie véritable. Là le gourou est « philosophos » - en ce qu'il permet d'éclairer les choix qui dénouent la voie.Dans « la voie de la transcendance. L'homme à la recherche de son intégralité » Graf Dürckheim fait la distinction entre la petite et la « grande thérapie » :
« la première est celle qui se préoccupe de guérir le névrosé, de remettre d'aplomb celui tont la psyché est malade crochet. […] la « grande thérapie », elle, ne s'intéresse pas en premier lieu à la capacité existentielle de l'homme( la vie de son moi ordinaire), celle qui lui permet de fonctionner sans problème, ni malaise dans le monde, fusse aux dépens de son être essentiel. Elle se préoccupe de la réalisation de soi par l’Etre essentiel […] une psychothérapie bien menée, c'est-à-dire orientée vers l'Etre essentiel du patient, peut par contre conduire à une évolution qui aboutit à un engagement sur la voie initiatique. »
Plus loin, il définit la « voie initiatique » comme la voie de l'EXERCICE, c'est-à-dire du travail sans fin sur soi-même. Le « travail initiatique » n'est pas, il faut le dire tout de suite, un «faire », un « agir ». C'est accepter et recevoir. C'est écouter attentivement. C'est laisser advenir, venir à soi, une vérité qui dépasse la vérité habituelle de notre moi et pousse à une certaine transformation de soi » .Au cœur de cette voie, Graf Dürckheim place le « DISCERNEMENT » (Ramana Maharshi parlerait de Vichara – l’investigation ) au cœur aussi de l'approche philosophique de la vie et de la réalité.
« il s'agit de comprendre la polarité du moi existentiel et de l'Etre essentiel, de distinguer l'ombre, de bien saisir la progression des degrés du devenir humain, en particulier la transformation de la conscience »
Car pour Graf Dürckheim « un début de la voie initiatique est l'élargissement de la conscience. […] l'homme dans son intégralité -esprit, âme, corps- est ici en cause afin que s'épanouisse en lui la vie surnaturelle » . C'est-à-dire pour Graf Dürckheim, un homme intégral, « dont l'horizon s’étend de plus en plus vers l'universel, tant dans la direction du surnaturel et du cosmique, que dans celle du Logos ». Cette conjonction de l'universel, du cosmique, du Logos nous replace au cœur de l'homme philosophos.
Ce que Graf Dürckheim appelle ici « surnaturel » à l'époque où le naturel a été réduit au domaine de la science, c'est cette idée d'un homme totalement intégré au Cosmos c'est-à-dire l'ordre du monde selon les Grecs. Graf Dürckheim appelle cela aussi « l'expérience du lumineux », dont il dit en faisant référence au livre du docteur Jacob « Sagesse indienne et thérapie » qu’elle est l'accès au « savoir spirituel qui s'occupe de l'intemporel […] un savoir qui va de soi pour les hindous » […] qui permet et maintient l'unité entre le sujet et l'objet, la forme de conscience intériorisée donc" .
Plus loin encore dans le chapitre « exercices », Graf Dürckheim précise :
« la voie initiatique n'est pas concevable sans la pratique de la méditation. […] Méditer ne signifie pas « faire », être actif, mais « accueillir […] se laisser envahir totalement jusqu'au centre sans exercer d'activité »
La méditation qui ouvre à l'unité commence pour lui lorsque la concentration de l'esprit qui n'en est que la porte d'entrée, l'instrument, la rampe d'accès, est déjà assurée. Alors, il est possible « de devenir transparent à l'Etre », c'est-à-dire d'accéder à la plénitude qui nous attend dans la profondeur. Cet enchaînement qu’établit Graf Dürckheim, entre pratique méditative, voie initiatique, élargissement de la conscience vers l'Etre essentielle (Soi), et la « grande thérapie » (psychothérapie initiatique) articulée au « surnaturel », c'est-à-dire l'ordre du cosmos logos, nous enracine encore dans le « philosopher » antique. Encore une fois, cette conception de la thérapie antique, quand bien même elle touche la « psyché », ne se réduit pas à une opération de traitement psychologique visant le « bien-être ». Toute l'ambiguïté réside comme l'un des premiers articles de ce blog le pointait, dans la confusion du « bien-être » avec le « souverain bien » recherché par la voie philosophique. Le « bien vivre » n'est pas là réductible aux canons de la psychologie positive, il est la recherche de la « vie bonne », c'est-à-dire d'une manière de vivre selon la Vertu.
Comme le montre bien Frédéric gros spécialiste de Michel foucault, la redécouverte par ce dernier d’une « éthique de soi » qui prend la forme du « souci de soi » n'est pas la recherche d'une profondeur psychologique de l'individu. https://philosophie.universite.tours/documents/2002_Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Gros.pdf
La question posée par le « sujet » est ici : « que dois-je faire de ma vie ? » et non pas « qui suis-je ? ». La réponse n'est pas une tentative de « se connaître » au fond de soi, dans son authenticité ou vérité psychologique, mais l'établissement de règles de vie à observer et nécessitant une mise en pratique, via des exercices . Comme l'écrit Frédéric gros :
« Le problème n'est pas de savoir jusqu'à quel point le discours peut refléter fidèlement une richesse intérieure, mais d'exercer le discours à informer l'extériorité des actions. D'où la question essentielle : est-ce que tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce que ta vie est fidèle à tes principes, est-ce que tu ordonnes ton existence sont tes maximes que tu te donnes ? »
Ainsi Michel Foucault analyse t-il dans « l’Herméneutique du Sujet » (https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/6522) le livre 3 de du « De ira » (de la Colère) de Sénèque, non pas comme une manière de déchiffrer par cet examen de conscience régulier quelque chose qui serait comme une identité secrète, une nature obscure mais plutôt comme le moyen d'assurer le réglage entre les principes d'action qu’on se donnent et ce qui est effectivement accomplit entre les discours et les actes. Frédéric gros poursuit : « Ainsi [en est-il] des exercices de lecture et d'écriture par lesquelles il s'agit de s'imprégner d'un petit nombre de principes ou règles, les assimiler, et les incorporer afin que ces logoïs puissent servir de remèdes, d'équipement ou de secours dans l'action […] le but de ces exercices est de pouvoir disposer à tout moment d'un certain nombre d'énoncés afin de se trouver tout armé au moment critique ( malheur, catastrophe, deuil ) ».Je ne peux alors que m'accorder avec lui lorsqu'il écrit aussi : « se posséder soi-même, jouir de soi-même, ces dispositif éthiques n’ont rien à faire avec un quelconque épanouissement personnel, comme le vendent sur les marchés nos marchands d'un ego accompli. » Ainsi la thérapie tel qu'elle est pratiquée par le « philosophos », n'est pas un acte de développement personnel, mais bien un viatique spirituel proposer à celui qui en bénéficie pour le conduire et le guider sur la voie de la vie.
Toute une littérature s’est aussi développée ces dernières années sur cette dimension philothérapeutique, entre les usages de la philosophie antique et ceux des sagesses orientales, dans un large spectre tendu entre « éveil spirituel » et « développement personnel ». Ainsi peut-on lire aussi le livre de John Wellwood « Pour une psychologie de l'éveil. Bouddhisme, psychothérapie et chemin de transformation personnelle et spirituelle » comme une tentative de donner à la pratique psychothérapeutique toute sa dimension spirituelle; et cela de manière peut-être un peu plus consistante que ce que l'on peut trouver dans le manuel «Vive le stoïcisme, bye bye le développement personnel : Lâchez prise, retrouvez le bien-être et réduisez le stress grâce à la philosophie de Marc Aurèle" de Marc Grandin.
Cet usage pratique des préceptes - souvent stoïciens - est au cœur aussi du développement de ce qui est appelé la philothérapie ou la consultation philosophique, dont le succès se manifeste aussi par une multiplication des livres et un site canadien qui lui est consacré ( philotherapie.ca voir encadré plus bas ) qui lui sont consacrés, dont le « best-seller » mondial « Plus de Platon, moins de Prozac » de Lou Marinoff (https://philotherapie.ca/2024/04/19/lou-marinoff-tete-daffiche-mondiale-de-la-philosophie-pratique/ )
" Il est vide le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine. De même qu’une médecine qui ne chasse pas les maladies du corps n’est d’aucune utilité, de même aussi, une philosophie, si elle ne chasse pas l’affection de l’âme “
Épicure, Fragment 221 (témoignage de Porphyre)
Déjà Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, défendait cette idée que la philosophie doit nous permettre de régir nos vies et que le philosophe joue un rôle de directeur de conscience.
« La philosophie n’est point un art d’éblouir le peuple, une science de parade : ce n’est pas dans les mots, c’est dans les choses qu’elle consiste. Elle n’est point faite pour servir de distraction et tuer le temps, pour ôter au désœuvrement ses dégoûts ; elle forme l’âme, elle la façonne, règle la vie, guide les actions ; montre ce qu’il faut pratiquer ou fuir, siège au gouvernail et dirige à travers les écueils notre course agitée. Sans elle point de sécurité : combien d’incidents, à toute heure, exigent des conseils qu’on ne peut demander qu’à elle ! »
Sénèque Lettre à Lucilius numéro 16
Le site Web philothérapie.ca

Le site a été créé au début des années 2020 par Serge André Guay qui se définit comme un amoureux du « PENSER », (auteur d'un livre intitulé « J'aime penser. Comment prendre plaisir à penser dans un monde où tout a chacun se donne raison. Essai et témoignages de gouvernance personnelle » ) et de la philosophie. Il dit avoir découvert la philosophie suite à une période dépressive, liée à sa situation professionnelle, au détour de la lecture du livre de Lou Marinoff « Pas de Prozac. La philosophie comme remède » qui lui a « permis de comprendre que sa dépression n'était pas psychologique mais philosophique ». Son intention : recenser et partager les informations sur les ouvrages proposant des clés philosophiques pour apprendre à faire face dans sa vie. Cependant, il observe la difficulté de la philothérapie naissante à se distinguer véritablement des traitements psychologiques au sens large, mise à part l'absence de traitement médicamenteux. Il s'agit de traiter les maux par les mots … et bien souvent les deux modes de traitement alimentent la veine du développement personnel. Citant Olivier Houdé, Serge André Guay rappelle que « ce que la psychologie doit à Platon », et regrette que les philosophes qui cherchent à réactiver la pratique thérapeutique de la philosophie succombent souvent à l'influence psychologique.
Reste que le site se développe mois après mois en faisant la recension critique des livres qui sont publiés dans le champ de la philothérapie :
- « Philothérapie. Libérez-vous par la philosophie » de Nathanaël Masselot
- « Sur le divan d'un philosophe la consultation philosophique : une nouvelle démarche pour se connaître, changer de perspective, repenser sa vie » de Jean Eudes Arnoux
- « Philosopher pour se retrouver. la pratique de la philo pour devenir libre et oser être vrai » de Laurence Bouchet
- « La consultation philosophique. L'heure d'éclairer l'existence » de Eugénie Végleris
- « Guérir la vie par la philosophie » de Laurence Devillairs
- « la consultation philosophique » de Oscar Brenifier
- « la philothérapie » de Éric Suarez
Serge André Guay égrenne aussi son site au fil de ses lectures, d'articles critiques, en particulier sur les dérives du développement personnel qui s’approprient tous les résultats de recherche que ce soit dans le domaine de la psychologie, des neurosciences, de la philosophie ; craignant que des praticiens philothérapeutes soit embarqués dans ce tourbillon du marketing du bien-être et se transforment en coach « philopreneurs » du développement personnel qu'il dénonce avec virulence s'appuyant sur les critiques qu'en fait Julia de Funès dans son livre « développement (im)personnel. le succès d'une imposture » (https://philotherapie.ca/2023/11/30/article-65-developpement-impersonnel-le-succes-dune-imposture-julia-de-funes-editions-de-lobservatoire-humensis-2019/)
Lou Marinoff aujourd'hui défend l'idée que l'assistance philosophique comme il l'appelle est « une thérapie pour qui est sain d'esprit » : « La détresse émotionnelle n'est pas nécessairement une maladie ». On retrouve là cette idée que « prendre soin » ce n'est pas nécessairement « soigner ». Lou Marinoff critique l'usage inapproprié des psychothérapies visant simplement à soulager un mal-être, lorsque la cause de celui-ci trouve sa source non dans une un désordre ou un dysfonctionnement psychologique, mais dans une difficulté à résoudre, à clarifier des difficultés qui relèvent de considérations éthiques ou axiologiques, qui sont dus ressort de la philosophie. Il s'agit là d’un développement de la philosophie dans la veine de ce que Graf Dürckheim appelait la « grande thérapie » de la voie initiatique, de la transcendance. Lui aussi rappelle que « à l'origine, la philosophie était un mode de vie non une discipline académique ».
Lou Marinoff se présente alors comme un praticien de la philosophie :
« il n'est absolument pas nécessaire de détenir un doctorat en philosophie afin de profiter de la sagesse ancienne[…]. En tant que praticien, les intérêts de mes clients me tiennent à cœur. Mon travail consiste à les aider à comprendre leur situation et par le biais du dialogue à démêler et à classifier ses composantes et ramifications. Je les aide à cerner les meilleures solutions qui soient, grâce à une démarche philosophique compatible avec leurs convictions, mais qui s'accorde avec les principes de la sagesse ancienne »
« Plus de Platon… » page 24
Il distingue l'assistance philosophique de la psychothérapie en cela qu'elle est davantage « axés sur le présent et la perspective d'avenir qui s'en dégage » plutôt que de diagnostiquer les éléments perturbateurs issus du passé.
Se faisant, rétribué pour ses services à ses clients et dans le respect de leurs convictions, on pourrait se demander si une telle pratique, une telle conception de la philosophie ne dérive pas vers la sophistique en s’écartant ce qui semblait au cœur de la démarche philosophique antique : la « metanoïa », c'est-à-dire une visée recherchant pour soi ou pour les élèves, les disciples un changement de vie, de regard (une conversion) permettant à la pensée et à l'action de se transformer de manière décisive, comme dans la « voie initiatique » que défendait encore Graf Dürckheim.
Le point de vue pascalien de Laurence Devillairs, attachée à vivre avec la philosophie et autrice de « Guérir la vie par la philosophie » (https://philotherapie.ca/2021/04/12/guerir-la-vie-par-la-philosophie-laurence-devillairs-presses-universitaires-de-france/ ), s'inscrit dans cette vision d'une philosophie-thérapie de l'âme et du corps, avec cependant une exigence forte, en sorte que la philosophie ne soit pas simplement consolatrice des maux inévitables de la vie, mais soit aussi source de courage.
« Une philosophie honnête ne vend ni du rêve, ni du bien-être. Elle doit dire des vérités qui dérangent, c'est là son rôle, c'est là son utilité. En ce sens, elle n'est ni pessimiste, ni optimiste, lucide sans aucun doute, à repousse poil, pas vraiment consolatrice, détectant sans concession les arrangements faciles et les consolations hâtives «
Entretien avec Laurence Devillairs dans Philo magazine du 15 décembre 2020
Laurence Devillairs est attentive à cette inquiétude de vivre qui apparaît le lot commun des hommes et des femmes, à la fois résultat et source des multiples souffrances, épreuves de la vie . Elle conseille le recours à Pascal pour dissiller nos âmes, pour gagner en lucidité, en force au-delà de la tristesse. Dans son dernier livre, « Philosophie de Pascal. Le principe d'inquiétude » dont j'ai déjà parlé dans « l'Empire du doute », elle écrit :
« Les Pensées décrivent ainsi l'homme dans le vide de ses capacités, comme dans ce qui l’élève, dans la consolabilité de son existence, comme dans sa capacité « à travailler pour demain et l’incertain » . Si l'inquiétude ne conduit à aucune évidence, au moins sert-elle à « régler sa vie. Et il n'y a rien de plus juste. »
Ainsi, peut-on comprendre le fameux, « se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher » de Pascal. Rien ne sert de développer des spéculations théoriques souvent « incertaines et vaines », l’essentiel est de clarifier les principes selon lesquels il s'agit de « régler sa vie ». Il s'agit donc là pour Laurence Devillairs d’user des considérations, des remises en perspective de la raison philosophique pour traiter tant les maux du corps, que ceux de l'âme, les deux étant étroitement liés, de faire face tant au tracas quotidien dans la vie, que d'aborder les cas limites (troubles de l'identité, folie, suicide, phobies) qui marquent aussi la condition humaine…Arrivé à ce point, il y a lieu sans doute, d’ interroger la validité épistémologique d'une telle évolution-transformation moderne de la philosophie ( considérée selon Pierre Hadot dans l'Antiquité comme manière de vivre) en philothérapie.
On peut le faire en lisant en parallèle le livre recueil d'articles de Voelke , « La philosophie comme thérapie de l'âme », et celui d'un philosophe contemporain précurseur de l'effort pour sortir la philosophie de ses enceintes académiques, Oscar Brenifier, « La consultation psychologique »
Dans l'article intitulé « La fonction heuristique de la tradition» AJ Voelke écrit :
« Lorsque nous nous retournons vers la tradition, nous avons certes l'espoir d'y retrouver nos propres préoccupations, nos propres valeurs. Mais ce retour en arrière aboutit alors à travestir la tradition pour l'habiller au goût du jour et et à prendre la forme d'une rétrospective qui la transformera en miroir destiné à nous renvoyer notre propre image. La philosophie doit éviter de tomber dans le piège de Narcisse »
Alors que la philosophie antique soit comprise aujourd'hui comme une thérapie ne garantit pas que les anciens qui pouvaient être d'accord avec cette fonction de la philosophie, l’ait pensée comme nous essayons-voulons le penser aujourd'hui pour faire un usage thérapeutique de la philosophie dans un monde où la psychologie s'est extraite et séparée de la philosophie en constituant l'esprit- psychisme comme son objet propre, distinct de la compréhension antique de l'âme. Ainsi, il reste toujours à vérifier que l'appel à la « raison » (logos) contre les « passions » (pathos) chez les philosophes de l'antiquité révèle le même sens qu'aujourd'hui. Il y a une histoire de la manière de penser la raison, de même que les patients, lié à la conception de l'homme et de l’âme dans la « nature ». Ainsi chez Epicure la raison n'est pas tant la faculté qu'on y trouve aujourd’hui de raisonnement et de calcul logique, que le pouvoir le plus élevé de l'âme, celui qui préside à l'orientation correcte de la vie. Ainsi « la lettre à Ménécé (n°132) assigne à la raison la double tâche d'examiner les causes de tout choix et de toute aversion, examen qui doit être fondé sur une connaissance correcte de la nature » (article de AJ Voelke « Santé de l'âme et bonheur de la raison » )
On le voit avec AJ Voelke l’intervention philosophique pour aider l'autre à y voir clair dans ses pensées, ses affects, sa vie, pour stabiliser un état d'être, avec un esprit, une âme sereine, présuppose que le philosophe soit clair aussi lui-même avec son rapport à l'accompagnement psychologique. C'est aussi ce que nous dit Oscar Brenifier dans son livre sur « La consultation psychologique » avant de se pencher et d'analyser cette nouvelle pratique, l'auteur la remet en perspective avec sa propre démarche d'avoir voulu sortir lui-même la philosophie de son cadre institutionnel, aujourd'hui bien stabilisé et référencé dans le champ académique. Il rappelle alors comment il a été conduit à élaborer la forme « ATELIER PHILOSOPHIQUE », en particulier avec des enfants, moins enfermé que les adultes dans certains cadres mentaux rendant l'activité de « penser par soi-même » semée d’entraves et d'obstacles. Même si tout n'est pas réglé avec les enfants, tôt pris aussi dans les mailles de la pensée sociale conventionnelle. Il s'agit là par les « ateliers philosophiques » d’instaurer des lieux pour une production collective de la pensée, selon des règles et des processus rigoureux, visant à savoir poser des questions, de telle sorte qu'il soit possible de les problématiser au-delà des seules considérations individuelles, afin de dégager des concepts opératoires permettant de clarifier une position et de là une action, une décision. S’agissant alors de la consultation philosophique, Oscar Brenifier rappelle que cela se passe dans un « cabinet », c'est-à-dire «une pièce retirée où l'on mène des activités discrètes de nature privée ». Dès lors il faut bien prendre en compte cette difficulté d'avoir à traiter des questions plus singulières que générales, dans un cadre dialogique plus que collectif, avec une personne affectée par ces questions. Oscar Brennifer observe alors que le modèle dialogique peut aussi être le pur questionnement et l'interprétation par le praticien, avec à chaque fois des écueils, soit de laisser la personne consultant dans une forme de dénuement où il peut se perdre, ou au contraire de l'enfermer (trop rapidement) dans des schémas qui ne lui correspondent pas, non adéquates à son propre cheminement.
Oscar Brenifier note que les pratiques de la « consultation philosophique » oscillent ou varient selon « la proximité ou l’ éloignement entre le philosophique et le psychologique ». Plus le curseur se rapproche du questionnement philosophique et plus la demande sera « plus exigeante dans le domaine de l'abstraction », avec les difficultés ou les limites que cela peut présente. Et il précise, « pour cette raison, la consultation philosophique exige un minimum de stabilité psychologique et de rationalité, seuil en dessous duquel il sera difficile d'opérer ». L'exigence de rationalité vise aussi une exigence intellectuelle minimale qui consiste dans la capacité à pouvoir parcourir un chemin d'abstraction «nécessaires pour décoder ses propres propos, en saisir l'essentiel, en renverser le sens afin d'examiner d'autres possibilités de lecture existentielle ». Et de remarquer, « le consultant se voit donc obligé, trop souvent, d'effectuer lui-même cette tâche de décodage avec un risque supplémentaire : le refus de l'interprétation proposée et même le refus de la reformulation proposée ». Oscar Brenifier conclut qu’« il est plus difficile de se tenir debout et de délibérer en sachant que nul autre que nous ne peut nous faire exister. Or c'est la tâche du philosophe de nous le rappeler » .On peut comprendre alors que la consultation dont le modèle reste selon Oscar Brenifier la maïeutique socratique - l'art de faire accoucher par la parole - peut confiner comme souvent aussi chez Socrate un dialogue aporétique sans véritable issue claire. Comme le note Bruno Guitton dans la revue biotine dans un article de recension et admiratif du travail de Brenifier, consacré à « la consultation philosophique ou l'art de Oscar Brenifier», ce type de dialogue dont un exemple est donné quant à la question de savoir « si la philosophie rend meilleur ? » montre bien qu'il reste sous-tendu par le principe d'inquiétude mis en avant par Laurence Devillairs comme on l'a vu plus haut : « Découvrir ce qui est au fond l'inquiétude qui amène la question, sa propre manière de penser grâce à la médiation de l'autre en la personne du philosophe, et mesurer la distance entre les objets de pensée et une conscience alerte et critique, dessinent avec précision une architecture de pensée qui fait souvent blocage dans l'existence. C'est la lucidité qui est visée par Oscar Brenifier. Il est donc nécessaire de prendre acte de cette nouvelle expérience de pratique philosophique. Indiscutablement, elle est, pour nous, une bonne chose au moment où la philosophie est face à une demande, voire à un besoin du public. »
Cette inquiétude qui taraude la philosophie comme pratique, arrimée à à l'exigence de l'existence se manifeste dans le rapport de soi à l'autre comme le développe aussi Oscar Brenifier. Ce rapport d'altérité pour lui au cœur des trois opérations caractéristiques du philosopher - identifier/critiquer /conceptualiser - en tant qu'il s'attache à la pratique dialogique avec un autre en dehors ou en dedans de lui-même. Ce qui fait que pour lui la pratique philosophique est accessible à chacun au titre d'un engagement auto exigeant. On le voit, Oscar Brenifier cherche à arrimer la pratique de la consultation philosophique à l'usage ancien de la philosophie qui « a été occulté depuis plusieurs siècles par la facette « savante » de la philosophie », tout en notant comme le faisait AJ Voelke : « Toutefois, en dépit du côté « déjà vu » de l'affaire, les profonds changements culturels, psychologiques, sociologiques et autres qui séparent notre époque par exemple de la Grèce classique, haltèrent radicalement les données du problème. La « philosophia perenis » se voit obligée de rendre des comptes à l'histoire, son immortalité pouvant difficilement faire l'économie de la finitude des sociétés qui formule ses problématiques et ses enjeux. »
De telles considérations montrent combien nous pouvons être éloignés de ces usages « faciles » de la philosophie, son détournement pour ainsi dire par ce que Serge André Guay (voir encadré plus haut) appelle des « Philopreneurs » jouant de la confusion entre « bonheur » et « bien-être ». Certains cherchent à se distinguer, en mettant à distance - ou à tout le moins à signaler - l'écueil dans une volonté de dépassement d'une dimension performative du « développement personnel ». Ainsi se jouant parfois de cette confusion, certains livres qui se présentent comme des manuels de la voie stoïcienne, cherchent un chemin pour transmettre ses préceptes de vie pour aller au-delà du développement personnel. Ainsi peut-on lire « S'exercer au bonheur. La voie des stoïciens » de Gilles Prodhomme déjà ancien (paru en 2008 ) ou le plus récent « Vive le stoïcisme. Bye bye le développement personnel » de Marc Grandin (2024).
La confusion apparaît à son comble lorsqu'on lit sur le site dédié à la diffusion du stoïcisme dans la société contemporaine - stoagallica.fr – l’article d'un certain JC Kurdali qui interroge « le stoïcisme est-il un développement personnel ? » (https://stoagallica.fr/le-stoicisme-est-il-un-developpement-personnel/ )
JC Kurdali qui développe son propre blog se présente résolument sur ce dernier comme un « philopreneur » cherchant à promouvoir l'usage commercial de la philosophie et de toutes autres pratique de développement personnel. Dans cet article, il salut le travail de l'auteur américain à succès dans le domaine du développement personnel, Ryan Holiday, et en particulier en exploitant la veine du stoïcisme, dans le best-seller international « L’obstacle est le chemin » avec ce sous-titre éloquent « de l'art éternel de transformer les épreuves en victoires ». JC Kurdali est admiratif de la trajectoire et de la production de Ryan Holiday, et de son succès, qui est celui aussi du stoïcisme aujourd'hui ; et qui s'explique par de multiples raisons, en ce qu'il aide les hommes à faire face aux outrances de la société de consommation qui tend à fragiliser les individus « ainsi que aplanir les différences individuelles », bridant ainsi « le développement de soi ». Le stoïcisme apparaît alors comme « une philosophie guerrière » qui nous pousse à devenir « anti fragiles » pour reprendre le vocabulaire de Hassim Taleb (https://des-livres-pour-changer-de-vie.com/antifragile/ )
JC Kurdali présente le stoïcisme comme « une philosophie simple à comprendre avec ses grands principes que l'on peut appliquer immédiatement ». Sans doute est-ce là une vue simpliste, réductrice de la complexité et de la sophistication de la pensée stoïcienne dans ses racines physiques et logiques qui en fondent l'éthique. Pour JC Kurdali « le développement personnel est un des ( nombreux) petits fils de la philosophie, et constitue aujourd'hui la pierre angulaire pour donner aux individus un sens à leur existence permettant à l'homme de répondre à son « besoin » fondamental de s'élever, de croître, de se développer ». Là où la confusion règne dans les propos de JC Kurdali c’est lorsqu'il pointe les limites de l'approche de Ryan Holiday, en rappelant que l'engagement stoïcien était une conversion de l'âme. « et ceci dépasse largement le développement personnel ». Oui. Mais en faisant lui-même profession de vouloir réussir comme (voir son article "33 ans" https://jeancharleskurdali.substack.com/p/33-ans) JC Kurdali ne tourne-t-il pas sous le feu de la critique de Kai Whiting dans l'article « Silicon Valley stoïcisme » traduit et publié aussi sur le site Stoagalica.fr (https://stoagallica.fr/le-stoicisme-de-la-silicon-valley/ ) ?
« En résumé, le stoïcisme de la Silicon Valley échoue précisément parce qu’il souligne que la richesse est un indifférent et ignore presque complètement l’importance de la disposition vertueuse. Il est insuffisant parce qu’il met l’accent sur un développement personnel « stoïcien » visant l’accumulation des richesses, plutôt que sur la façon d’apprendre à ne pas commettre de fautes morales"
D'accord donc pour dire avec JC Kurdali « non le stoïcisme n'est pas un développement personnel » mais son usage commercial tend à le devenir à proportion du succès qu'il rencontre « paradoxalement ».
Pour terminer cette deuxième partie de "Philosophos" et introduire la dernière partie on peut rappeler encore une fois Spinoza et sa fin de l'Ethique ; c'est sa dernière phrase :
« Tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare »
Arrivé à ce point, comment ne pas s'interroger sur la place qu'occupe celui qu'on appelle parfois le prince des philosophes, Spinoza, en tant que « philosophos » ?
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