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L'esprit du Qi

Dernière mise à jour : 22 juil. 2021

Notre Occident devenu dualiste est rivé depuis Descartes sur la question mystérieuse du rapport du corps et de l'esprit. Il est intéressant de suivre la méthode de François Jullien – philosophe et sinologue - et d’opérer un déplacement du côté des « concepts » de l’Orient pour penser autrement le mystère même de la vie, à la lumière du jeu entre « Jing » (Essence), « Qi » (Energie) et « Shen » (Esprit). Tripartition clé de la médecine traditionnelle chinoise taoïste, qui occulte bien d'autres subdivisions, qui nous éloigne ainsi des considérations tant de la tradition philosophique antique, que de la théologie scolastique sur l'âme et l'esprit. Il ne s'agit pas là d’opposer à la séparation du corps et de l'esprit portée par la scolastique chrétienne et le dualisme cartésien, une vision contemporaine d'une relation intime, intense entre le corps et l'esprit portée par l’ésotérisme alchimique relayé aujourd’hui par la psychologie des émotions (psychologie cognitive) puis plus récemment encore et de manière plus réductionniste par les neurosciences ramenant de manière matérialiste l’esprit au cerveau et de là l'esprit au corps. Peut-on penser autrement ?




Comme l'a bien montré l'anthropologue Philippe Descola dans son livre maître « Par delà nature et culture », les manières de se représenter le monde et l'homme, le corps et l'esprit, la « physicalité » et « l’ intériorité », varie d’un univers culturel à l'autre selon des grands systèmes « cosmologiques ». Ainsi l'Empire du Soleil Levant est-il marqué par ce qu'il appelle l’ « analogisme », une manière de mettre en rapport le microcosme et le macrocosme. Cette représentation des phénomènes de l'univers, des rapports entre le Ciel et la Terre, était aussi celle de l'Occident à l'époque du Moyen-Âge, âge d'or de l'astrologie et de l’alchimie, remisé dans les placards de l'obscurantisme par les Lumières de la Science Moderne. Cependant comme le montre Philippe Descola, il n'y a pas une cosmologie qui serait plus « vraie » qu'une autre. Chacune construit le monde à sa manière, et lui donne sa cohérence et sa consistance, dans un environnement permettant d'organiser des relations entre les humains et les non-humains ( animaux, plantes... ), selon divers ordres qui ont leurs propres vertus, incommensurables. Ainsi on ne peut pas dire que la médecine occidentale moderne serait culturellement supérieure, plus efficace systématiquement à la médecine traditionnelle chinoise, ni le contraire. Difficile de comparer l'une et l'autre qui n’opèrent pas selon les mêmes principes. Ainsi la médecine traditionnelle chinoise (MTC) met en avant un lien entre le cycle de l' essence vitale dans le « corps » humain et le cycle de la « nature » (les astres, les saisons, les plantes, les éléments...). Ce qui pourrait nous apparaître du point de vue « moderne, scientifique, comme « simplement » symbolique ou ésotérique ( parce qu’ on ne le comprend pas et ne l'explique pas avec les catégories de la science ), est une manière d'agencer les niveaux de la réalité cosmologique selon un principe analogique qui possède sa propre résonnance, une forme d'efficacité qui joue sur d'autres plans que la seule « rationalité » au sens occidental. Ainsi les trois trésors de la santé désigné par les termes « Jing », « Qi » et « Shen » ont-ils leur correspondances analogique aussi dans les 3 « Dan Tian » ( champs de cinabre ) qui ont une localisation dans le corps humain. Le Dan Tian inférieur ( le plus connu situé au centre intérieur de l'abdomen ) est conçu comme une sorte de creuset alchimique où l'énergie du Ciel et l'énergie de la Terre s'unissent, la respiration abdominale activant alors la circulation du Qi dans l'ensemble du corps à partir d'un vaisseau central au cœur du tronc (Chong Mai ou vaisseau d'Assaut ) dressé comme un bambou vers le ciel entre le périnée (point Hui Yin) et le sommet du crâne (.point Bai Hui). Cette ligne de jonction du Ciel et de la Terre peut être un objet propre de la concentration méditative de type taoïste. Il ne suffit pas non plus de revenir à une ancienne Trinité corps/âme/esprit, en vigueur au temps de la pensée alchimique occidentale, pour chercher des parallèles possibles avec les principes taoïstes Jing/Qi/Shen. Si le « 3 » ne peut être compris par le « 2 », le « 3 » de l’un (Occident) n'est pas nécessairement le « 3 » de l'autre ( Orient ). De l'un à l'autre le corps dans sa physicalité-matérialité ne se tient pas au même lieu. Dans la pensée occidentale du rapport corps-esprit, le corps est bien là présent comme l'un des termes de l'opposition, souvent pensé dès l'origine platonicienne comme la prison de l'âme. Dans la pensée taoïste le corps se manifeste pour ainsi dire en creux ou en plein dans l'articulation même des trois termes du Ying, du Qi et du Shen. Ce que manifeste aussi d'une certaine manière la difficulté à faire tenir la seule conception de l'esprit au sens occidental dans le terme Shen. Si ce terme recouvre les fonctions de la conscience, mais aussi de l’inconscient (un peu comme l'esprit-cerveau des sciences cognitives), il englobe aussi les formes supérieures de l'énergie qui le relient au Jing et au Qi. Le corps ici devient la manifestation de la vie au carrefour du Jing, du Qi et du Shen, constituant ainsi une unité indivisible. Le Qi qui est la force originel vitale engendre la matière vitale (corps) sous l'action conjuguée su Shen et du Jing, reliant ainsi l'organisme vivant en plan cosmique du Ciel. Par cela même, c'est toute une autre conception du corps qui est développée. Non pas tant le principe de stabilité, d'identité de notre culture matérialiste, mais bien plutôt un principe de changement cyclique. Car le principe du Qi nous ouvre à cette idée essentielle que la substance du corps est fluide, s’use et doit se renouveler en permanence. Le Qi alimente ce mouvement par les voies méridiennes des organes et des entrailles. Là où notre science s’évertue, sans doute vainement, à vouloir matérialiser les méridiens, selon le principe de leur localisation topographique-anatomique, les planches anciennes de l'acupuncture dessinent à leur manière l'unité anatomique et énergétique du corps. On comprend ainsi que le corps, loin d'être une prison ou un milieu de pesanteur, constitue l'espace possible d'une circulation fluide de l'énergie du Qi, fondement même d'une pratique spirituelle - La Voie du Tao - par laquelle chacun peut trouver son équilibre entre le Ciel et la Terre dans la succession infinie des saisons selon selon le grand cycle des éléments, et dans la succession des générations qui constitue le véhicule de la conscience spirituelle ( Xan Tian Shen). Ainsi la reconnaissance de l'interdépendance du Jing, du Qi et du Shen, en lieu et place de la dualité corps/esprit, nous conduit à la juste compréhension du yin et du yang, non comme un principe d’opposition mais comme un mode de pensée du monde et des choses, non-dualiste, mais au contraire dans la complémentarité fondamentale des polarités. Ceci nous permet un pas de côté avec le « sacro-saint » principe de non-contradiction hérité d'Aristote. Au lieu de penser l'opposition de l’Etre et du non-Etre, le Tao permet de comprendre le non-Etre comme Etre. L’attention au moment de la respiration dans la méditation, le va-et-vient de l'air, à l’ inspire (Yang) , à l’expire (Yin) permet ainsi le juste équilibrage du Qi. Ainsi l'esprit du Qi est-il dans la jonction équilibrée des contraires. Ce que recherche aussi la méditation et la respiration en cohérence cardiaque. Comme le résume Gérard Edde, l'un des précurseurs de Qi Gong en Occident dans son « Traité du Qi Gong », « pour les moines de Shaolin, le corps humain est le réceptacle de capacités qui permettent à l'esprit de se relier à l'univers entier ». Le temple de Shaolin fondée par le moine bouddhiste Bodhidharma est ce lieu renommé du développement de certaines formes de Qi Gong étroitement associées à la méditation zen, à la la base du bouddhisme Chan chinois, forme de synthèse entre les enseignements du Bouddha et ceux du Tao.

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