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Photo du rédacteurThierry Raffin

Attachements

Voici donc un terme à double tranchant, à même d'emporter notre pensée d'un côté ou de l'autre, du bénéfique ou du maléfique, selon l'angle d'approche. Qu'on l'évoque à propos de nos sentiments, de nos liens affectifs, et alors ce à quoi il réfère nous apparaît comme l'une des conditions du bonheur ; comment être heureux sans éprouver des liens d'amour-amitié à nos partenaires, enfants parents,, amis ? A l'inverse que l'on songe aux attachement comme a des liens puissants pouvant entraver les mouvements de notre corps, aux chaines des prisonniers, scellées aux murs de leurs geôles ou mis aux fers à fond de cale, alors on ne conçoit pas de plus grand malheur que cette atteinte physique à ce que nous parait être la liberté. Et ces liens physiques qui nous retiennent ne peuvent-ils pas être parfois la condition de notre sécurité de notre sauvetage, comme lorsqu’on gravit une montagne ? Et les liens affectifs ne peuvent-ils pas nous entraver également, être la source de nos souffrances ?

Alors comment vivre avec et/ou sans attachement ?


Pour commencer, prenons comme point d’arrimage de notre réflexion ce que nous dit Boris Cyrulnik dans sa théorie de l'attachement. Selon celle-ci se sont les interactions nourrissant les relations de bienveillance au quotidien entre la mère (ou son substitut biologique ou non ) qui vont permettre un développement psychologique sain des bébés. Ses travaux s'inscrivent dans le cadre scientifique de l'observation éthologique et de la compréhension des ressorts biologiques ( biochimiques ) des comportements relationnels. Selon cette théorie, ces liens d'attachement biologiques construisent, constituent la base psychologique des attachements affectifs qui permettent la sécurisation du jeune enfant, comme du jeune animal. Dès le point de départ, l'attachement est ce qui permet la sécurisation. A suivre les explications de Boris Cyrulnik, ces liens fonctionnent selon des boucles de rétroaction entre la mère et l'enfant ; les deux se lient, sont liés, comme l'un à l'autre, tenus comme par une corde. Dans un autre registre Michel Serres dans « Le contrat naturel » explore lui aussi cette notion d'attachement avec sa comparaison avec « la cordée » dans le chapitre « Cordes, dénouements » , pour nous faire comprendre la portée , l'intérêt des contrats qui nous lient, qui comme dans le modèle rousseauiste est ce qui conditionne une véritable liberté. C’est la thématique chère à ceux qui prônent la coopération et font de l’autonomie un résultat du collectif : « Des liens qui libèrent ». « Mais si, ailleurs, tout départ suppose que des fils ou des liens se rompent ou que des haussières de dénouent , celui du petit matin, au refuge en haute altitude, exige, au contraire, la formation de cordées. Peu s'aventurent là-haut, en solitaire. Entre les baudriers qui renforce le bassin s'établit une communication matérielle constante quoique souple qui assure la progression. Le sujet qui marche, escalade, crampone, passe ou ne passe pas, ce n’est pas lui ni vous ni moi, c'est la cordée, c'est-à-dire la corde. »

Encore une fois, et cette fois en conscience, dans l'épreuve du risque, se sentir attaché apparaît comme une sécurité, vital. Cela peut nous permettre d'avancer, d'évoluer, dans une solidarité de corps qui est une communauté de destin, par laquelle sa vie peut tenir à l'autre. Michel Serres rappelle ainsi comment « le contrat nous concerne donc comme individu en nous faisant immédiatement participer à toute notre communauté. Il mélange en collectif les solitaires ».

Ainsi veut-il nous faire comprendre combien nous sommes, nous humains, liés à la Terre, à la Nature et que nous devons enfin prendre conscience de ce contrat, afin de ne pas nous perdre, de ne pas sombrer, de ne pas tomber de la « parois du monde ».

Et voici comment tout à la fin du contrat naturel l'analogie de Michel Serres rejoint la biologie de l'attachement de Boris Cyrulnik :

« l'humanité astronaute flotte dans l'espace comme un fœtus dans le liquide amniotique, relié au placenta de la Mère-Terre, par toutes les voix nourricière […] L’humanité enfin solidaire, contemple l'objet univers, la Terre ; mais aussi : Le petit enfant suce sa mère attaché encore à elle par autant de cordons et de fils […] Ces liens de symbiose, réciproques tellement que nous ne savons décider dans quel sens va la naissance, dessine le contrat naturel »

Ainsi donc l'attachement, ce par quoi notre existence et la conservation de soi sont déterminés par nos liens à d'autres que soi dans une bénéfique dépendance, apparaît de prime abord comme un processus naturel, normal, et la condition même de notre bonheur. Et pourtant, une toute autre approche vient rompre cette évidence, en mettant en lumière les effets maléfiques de cette dépendance qui ouvre une porte à la passion, en premier lieu la souffrance ; prônant alors plutôt sinon l’indifférence, du moins le détachement. Quelle est la nature de cette forme d'impassibilité qui permettrait elle aussi l'accès à une forme de bonheur par le côté de la sérénité ? Est-ce une voie possible, accessible, souhaitable pour ceux quine visent pas la ( froide ? ) « sagesse » ?

Dans un article déjà ancien de ce blog « Je souffre » , j’évoquais déjà cette voies de « la fin de la souffrance » en référence au livre de Mishra Pankaj , articulée autour de la troisième noble vérité du bouddhisme - la Cessation - conditionnée par la fin de l’égo. Je reprends ici donc à nouveaux frais cette question en la reliant à celle de l'attachement ou du non-attachement ; à l'occasion d'un des derniers chapitres de ce livre qui nourrit ces temps-ci ma réflexion « Nourrir sa vie » de François Jullien. Dans ce chapitre « Dispensé du bonheur » , François Jullien montre comment les Chinois dans la ligne taoïste se sont tenus à l'écart du bonheur ou du moins de son idée, en ne nourrissant pas une pensée d'une fin (Télos) à poursuivre , pour considérer davantage « la notion de la félicité à titre de faveur venant du ciel » . Comme le note François Jullien « elle est proche en ce sens, alors l’ Eudaimonia des Grecs en tant que « bonne par »« ou « bon démon » tels qu'ils sont octroyés par la divinité ». C'est une telle conception aussi de la vie heureuse que l'on retrouve dans les principes inlassablement répétés par les stoïciens tel Sénèque qui lui aussi fait référence à la fortune, au destin, en rappelant qu'il s'agit surtout de savoir en accepter les sorts « bons ou mauvais » , en étant capable de ne pas se soucier des événements qui ne dépendent pas de nous .


« Le souverain bien c'est une âme qui méprise les événements extérieurs et se réjouit par la vertu »
Sénèque « De la vie heureuse - Grandeur et bonheur du sage »

Faut-il ainsi cultiver l'art du détachement ?

Du côté de la Chine, la perspective du sage taoïste interroge aussi la véritable vertu ainsi définie par Laozi « la vertu supérieure ne se veut pas vertueuse, et c’est pourquoi elle n'est jamais à court de vertu (tandis que la vertu inférieure qui ne cesse de vouloir la vertu , n’est toujours qu'une vertu étriqué »

Le sage Taoïste se distingue là du sage stoïcien en ne faisant pas de la vertu une fin :

« Fade et détaché comme il est, il ne verse et ne s’enlise d'aucun côté, c'est pourquoi sa voie est sans fin et tous les biens le suivent » (Laozi)

Comme note bien François Julien, « l'attachement créé une crispation ».

Nous voici donc dans cette « opposition » de deux modèles, l'un valorisant l'attachement, l'autre révélant sa nocivité au regard de la vitalité , comme butant sur une contradiction. L’attachement serait-il la voie de l'homme ordinaire, pris dans les turbulences de l'alternance des événements et des peines, trouvant dans des liens d'attachement tout à la fois une force salvatrice et une raison destructrice ; et le détachement la voie réservée aux sages, élus du ciel, figure idéalisée d’un devoir être inaccessible dans la réalité dans l’incarnation ? N’y aurait-il pas là deux conceptions divergentes de la nature ; d'un côté la nature biologique, la vie conçue comme « Zôê » ( la vie organique animale ) telle que reprise par Boris Cyrulnik pour nous dire l’ importance vitale de l'attachement ; et de l'autre la nature telle que comprise à son aube par par la philosophie (grecque) qui l’articule à la raison (logos) par laquelle l'homme se distingue par son but, sa fin (Télos) via l’ affirmation de l'amour de la sagesse ?

Est-il possible de trouver une ligne de jonction, une manière de comprendre l'idéal de détachement dans cette naturalité de l'attachement ? comment l'attachement peut-il rejoindre le détachement ? La doctrine bouddhiste du « non attachement » peut nous permettre cette articulation délicate, dans la compréhension, conscience de l’impermanence de ce à quoi nous pouvons nous attacher. L'attachement est alors compatible avec le non attachement. Mieux encore le non attachement repose sur l'attachement.

N'est-ce pas d'ailleurs ce que nous disent les classiques chinois par ces formules énigmatiques, à l'instar des Koans zen japonais, comme à propos du sage :

« Quand il dépasse, il ne regrette pas, quand il est adéquat, il ne se l'attribue pas »

S'attacher à vouloir faire tenir les choses dans un certain ordre, à leur place, peut-être une source de tension infinie, lorsqu’elles ne dépendent pas de nous. Nous avons dans notre propre mythologie occidentale la figure de ce labeur épuisant jusqu'à l'absurde avec cette image de Sisyphe roulant sa pierre. Cependant comme nous y invitait Camus « Il faut pouvoir imaginer Sisyphe heureux ».

Zhuangzi conclut :


« en déposant le monde entier dans le monde entier de sorte que cela ne puisse échapper , telle est l’ample conditions assurant aux réalités leur constance […] Le sage évolue au niveau où plus rien ne peut échapper et tel que tout existe ».

Ainsi « rencontrant, il ne s'oppose pas, dépassant il ne garde pas ». Accueillir sans retenir. « Il verse dedans mais sans remplir , il y puise mais sans épuiser ». C'est en s'inscrivant dans le fleuve, s’y laissant flotter, comme participant du flux, qu’ il devient possible de ne pas nous attacher à nos attachements. Le non-attachement est ainsi une conscience de notre attachement sans séparation dans la compréhension qu'il nous constitue dans le monde même de la vie comme impermanence et vacuité. Peut-être pouvons nous comprendre à partir de là , qu’en nous insérant dans le flux du monde, les attachements d’un moment peuvent se délier selon un processus qui est à accueillir dans une méditation de l’Inter-Etre au monde.

Ainsi la turbulence de l’eau frappée par la pluie forme des ondes de surface, qui liées entre elles, dessine un temps le relief des attachements appelé à s’aplanir à l’arrêt de la pluie.


« La nature de l'eau est-elle que, quand elle n'est pas troublée, elle devient limpide, et, quand elle n'est pas en mouvement, elle devient plane. Mais, quand elle est retenue et ne s'écoule plus, elle ne peut plus non plus être limpide »
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