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Photo du rédacteurThierry Raffin

"Je souffre..."

Dernière mise à jour : 27 févr. 2019

« Je souffre, tu souffres, il souffre, nous souffrons, vous souffrez, ils souffrent » Ainsi conjuguée, la souffrance - souffrir - nous apparaît comme une longue et triste litanie emplie d'une profonde et désespérante vérité, d'autant que cet indicatif du présent résonne de sa longue conjugaison au passé, réitérée jour après jour et nous apparaît aussi comme annonciatrice de mauvaise augure de sa déclinaison future. Cette prégnance de la souffrance ne date pas d'aujourd'hui. Elle n'est pas enfantée avec l'aube d'une modernité qui aurait perdu dans l’affolement des désordres planétaires de la mondialisation, le sens de la paix et du bonheur. Elle est bien plutôt née à l'aube même de l'humanité. Bouddha en son temps l’avait déjà posée comme la première noble vérité. Cependant cette conjugaison singulière et plurielle, si elle nous révèle combien souffrir est une réalité intime, elle laisse dans l'ombre une autre dimension de la souffrance : c'est aussi - et peut-être de manière plus forte encore - une réalité profondément interpersonnelle. C'est ce que le livre magnifique de Grégory Kramer « Le dialogue conscient » nous fait découvrir avec subtilité en dessinant « un chemin interpersonnel vers la liberté ».



Ainsi résumé le livre peut nous apparaître comme un livre de plus sur l'art de la méditation parmi tous ceux qui fleurissent sur les étals des libraires, une énième déclinaison des enseignements traditionnels du bouddhisme. Effectivement toute la première partie du « dialogue conscient » s'ouvre sur le rappel des Quatre Nobles Vérités. Cependant d'emblée, cette présentation puise au plus profond de l'expérience humaine d'être un être social construisant son existence et la conscience de lui-même dans ses relations avec d'autres êtres humains semblables à lui.

Le « je souffre » renvoie inévitablement, premièrement et fondamentalement à un « nous nous faisons souffrir les uns les autres ». Dès le début du livre Grégory Kramer met en lumière l'originalité de l'enseignement de Bouddha :


« Nous pouvons nous réjouir du fait que Bouddha fut un homme, pas un dieu. Bouddha a enseigné ce qu'il a appris de sa propre expérience humaine il a proposé son enseignement à d'autres êtres humains qui ont pu en bénéficier parce qu'il était humain. Bouddha s'est rendu compte que nous passons la plus grande partie de nos vies dans le stress et la confusion […] une grande part du stress de nos vies naît de notre relation aux autres […] nos vies relationnelles ont souvent démarré où stagne l'ignorance » (Page 21 22)


Ainsi sont examinées Les Quatre Nobles Vérités comme souffrance interpersonnelle, comme désir interpersonnel etc… et cette lecture nous permet de plonger au plus intime de nos expériences, de mieux comprendre comment notre esprit dans l’entrelacement des désirs subtils et contradictoires, de vouloir et de ne pas vouloir une chose, d'être et de ne pas être en même temps, génère dans cette relation pleine d'ambivalence de notre moi aux autres, faite d'amour et de rejet, toute notre souffrance passée, présente et à venir . Comme le note Grégory Kramer dans ce paragraphe clé sur la formation du moi relationnel :


« un élément essentiel - peut-être l'élément majeur de nos schéma conditionné de réaction - est le sens du moi. Nous sommes nés dépendants des autres humains pour notre survie » (page 40)


C'est là la deuxième noble vérité que l'origine de la souffrance est dans l'entrelacement des désirs interpersonnels : le désir d'être et la peur du non- être par rapport aux autres, mais aussi la peur d'être vu, jugé, rejeté… C'est toute la psychologie bouddhiste qui est ainsi déployée, nous permettant la connaissance profonde de la nature de l'esprit et de son fonctionnement lorsqu'il est pris dans la dans le voile de Maya avec son lot de peurs, de haines et d'avidité. Ceci ouvre alors le chemin de la « fin de la souffrance » (Un autre livre intéressant de Mishra Pankaj) qui est celui décrit dans la troisième noble vérité : la Cessation.


Vouloir cesser de souffrir, c'est vouloir cesser de désirer ; et voilà bien pourquoi cette vérité si simple est si difficile à mettre en œuvre - car l'homme apparaît dans son être même comme un être de désir (comme on l’a répété de nombreuses fois avec Spinoza). Alors la cessation n'est-elle aussi une illusion ? une réalité inaccessible ? est-on condamné à la souffrance ? la souffrance peut-elle avoir vraiment une fin ?


Comme le disait le Bouddha :


"Avec des brins d'herbe la corde est tissée

A force de labeur

A force de tourner la roue le seau remonte du puits

Bien que chaque tour en lui-même soit vain

Ainsi la marche de tous les composants du devenir

Tient-elle à leur interaction

Dans cette unité le mouvement ne se voit pas

Ni au début ni à la fin

Là où la graine est semée poussera la jeune plante

Mais la graine n'est pas de même nature que la plante

Ni autre que la plante , ni plante elle-même

Telle est par nature la loi de la Vertu, ni transitoire ni éternelle"

Lalitavistara Suttra


Ce suttra me paraît bien exprimer ce que Gregory Kramer déduit de ce passage clé du premier discours de Bouddha :


« Quelle est la vérité noble de la cessation de la souffrance : l’estompement et la cessation, la renonciation, le relâchement et l'abandon du désir »

La cessation qui reste le but ultime n'apparaît pas soudainement : il y a estompement, diminution . Le chemin est graduel, progressif ; mais il est essentiel de se tourner du bon côté pour marcher en vue de la cessation. Comme l’écrit Grégory Kramer : « cela ne demande pas d'essayer d'être heureux, de cultiver l'empathie, d'adopter un quelconque concept religieux ou de se retirer du monde ». Il évoque plutôt la recherche du calme après la tempête . Tout cela peut nous apparaître surprenant tant la quête du bonheur nous mène désespérément. Le plus souvent le bonheur est pensé en termes d'obtention ; c'est l'idée d'atteindre ou que de bonnes choses nous arrivent, des choses désirées.

Ainsi à condition de cesser de chercher le bonheur, la cessation nous ouvre non pas sur la disparition de toute chose, sur un néant, mais bien sur ce qui subsiste de la nature de l'esprit : la clarté, « l'aisance, la bonté, la sagesse et la joie » :


« Le bonheur né de la Paix quand les désirs reculent comme la dernière vague fuyante sur une mer d’été, est exquis et stable. Dans l'instant de paix, il n'y a pas d'attachement , et ainsi pas de tension . Nous ne nous attachons même pas à la paix » (page 59)


Car bien souvent nos relations interpersonnelles sont empruntes à la fois d'égocentrisme célébrant le « moi » et d'empathie ; ainsi la volonté, le désir d'aider l'autre nourrit tout à la fois mon sentiment égotique et mon élan altruiste. Encore une fois la voie de transformation personnelle qui prend le chemin de la cessation est un choix qui libère – il est celui « de nourrir le loup blanc » (cf article sur "le ressentiment") Cette transformation personnelle est celle paradoxale du « moi » qui s'estompe. Ainsi le « bien-être » n'est pas tant celui mis en avant par l'idéologie du « développement personnel » d'une sorte d'accomplissement de soi : il n'y a rien à accomplir, juste à être. Alors le « bien-être » c'est l’ « inter-Être » comme le montre aussi l'enseignement de Thich Nhat Hanh :

« L'inter-Etre ne s'exprime pas comme une idée, ni même comme une émotion mais comme une caractéristique du flux de la vie. La souffrance va et vient, la nôtre et celle de tous les autres » (page 74)


Ce chemin de la cessation n'est donc pas orchestré par l’attente, mais il est balisé par la recherche de ce qui est « juste » ( non pas au sens moral mais au sens de moyen ajusté, de moyen approprié à une fin). C'est là le « Noble Chemin Octuple », qui ainsi appelé revêt une couleur bouddhiste mais qui égrainé au quotidien ne réfère à aucune obédience religieuse particulière. C'est un chemin d'humanité juste pour être (plus) humain.

Si la méditation formelle apparaît au premier abord comme une pratique personnelle, son enseignement peut nous ouvrir à cette capacité à développer l'accueil et la bienveillance dans les actes quotidiens ; et donc bien nécessairement dans les relations humaines interpersonnelles. C'est bien là le objet aussi du «dialogue conscient » qui est une pratique de méditation interpersonnelle qui inclut la communication verbale. Nous n’avons abordé ici que la première partie du livre, il faudra y revenir plus précisément dans un prochain article pour comprendre la pratique.

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