Faut-il y revenir ? tant l'expression apparaît aujourd'hui tant et tant répétée qu’il ne semble plus rien à en dire ! juste à le vivre ! oui sans doute est-il est bon de renvoyer et de revenir aussi aux textes fondateurs .
Ils en déplient le sens dans une écoute et une relecture approfondi e, source inépuisable de découverte des subtilités - ainsi dévoilées au creux des plis, à la lumière de l'expérience. Les anciens et les modernes peuvent ainsi dialoguer à travers les siècles sur la nature de l'homme et la nature de l'esprit.
Comme l'article précédent sur « De la brièveté de la vie » - https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/blog/de-la-bri%C3%A8vet%C3%A9-de-la-vie voulait le montrer, la question du « bien-vivre » perçue au travers du temps plus ou moins long de la vie - et des plaintes/regrets qu’il suscite - est en rapport étroit avec notre perception et notre compréhension du présent, au regard du passé et de l'avenir.
Dans un petit livre de conférence Thich Nhat Hanh rappelle que selon son maître le Bouddha « la vie n'est disponible que dans l'ici et le maintenant. Le passé n'est plus, le futur n'existe pas encore » . Et pour Thich Nhat Hanh « l'instant présent est le seul instant qui puisse être vécu. D'où l'importance de s'établir dans l'instant présent » (« Soyez libre là où vous êtes »)
Tout semble déjà dit ! Qu’ y aurait-il à rajouter à cette vérité sinon qu'elle est loin d'être partagée par le commun des mortels – « les insensés » dont parlait Sénèque .
Lui aussi comme ses maîtres de sagesse appeler comment il a vu à « vivre le présent », notant « combien est courte la vie de ceux qui oublient le passé, négligent le présent , craignent pour l'avenir. Arrivés au dernier moment , les malheureux comprennent trop tard qu'ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire »
S'il est utile ici de revenir à Sénèque en contrepoint du Bouddha, c'est qu’il nous livre dans sa formulation que l'opposition simple, faite souvent autour de cette focalisation sur l'instant présent, entre passé / présent / avenir pour dénier toute existence en dehors du temps présent , laisse place ici à une conception plus subtile, plus complexe du présent . Là le « moment présent » se dote d'une forme d'épaisseur, interrogeant la perception de l'instant présent. Car pour Sénèque, pour le sage ces 3 temps ne s'opposent pas mais se réunissent dans un seul temps qui compose une longue vie.
Comment le comprendre ?
Un chemin possible de compréhension peut être trouvé dans la lignée de Chogyam Trungpa transmises à Francisco Varela, coloré alors de la perspective phénoménologique ; et de là à Nathalie Depraz, Claire Petitmengin, Fabrice Midal. Nathalie Depraz raconte bien cette histoire dans un interview ancien à l'occasion de la sortie du livre « A l'épreuve de l'expérience » (http://www.implications-philosophiques.org/recensions/a-l%E2%80%99epreuve-de-l%E2%80%99experience/)
Elle signale comment le philosophe Husserl - l'un des fondateurs de la phénoménologie moderne – reconnaissait au Bouddha, cette conversion de l'esprit consistant par la méditation à se relier à l'expérience vécue, en en faisant ainsi un précurseur révolutionnaire de la phénoménologie. Ayant travaillé de manière étroite avec Francisco Varela , dont Fabrice Midal, philosophe comme elle, fût aussi l'élève, la disparition de leur maître les a un temps démunis, un colloque « Bouddhisme et philosophie » en 2005 permet de remobiliser la pensée sur cette question de « se connecter à l'expérience vécue ».
Dans son petit livre de la collection « Que sais-je ? », dense et lumineux sur « la méditation », Fabrice Midal raconte cette histoire avec sa propre sensibilité et perspectives, ouvrant des horizons nouveaux à la croisée de ces notions de « moment présent » et « d'expérience vécue ».
« Notre rapport à ce que nous nommons « la réalité » est le plus souvent pauvre, étroit, fait de notions préétablies. Les sens nous ouvrent au monde mais au moment même où a lieu cette ouverture, a lieu du même coup une fermeture : ce que nous percevons est mis en ordre »
« Revenir dans le moment présent ne peut être en aucun cas un oubli du temps »
« Or le temps comme Heidegger nous invite à en faire l’épreuve, loin de mettre à l'écart présent, passé et futur dans un non- être est riche de ce qui fut et de ce qui sera et sont co-présents »
« Je ne vois pas cet arbre, j'en ai une perception optique ou je le vois à travers le mot « arbre » ou encore à travers la conception que j'en ai. Je ne le rencontre pas »
La perception phénoménologique et méditative de l'arbre permet au contraire de ne pas en être séparé :
« L'artiste qui peint un arbre ne représente pas l'image , mais laisse l'esprit de l'arbre émaner du pinceau »
Toute cette subtilité de l'épaisseur phénoménologique du moment de la méditation s'exprime aussi dans l'un de ses enseignements récents « Pièges et possibles de l'instant présent » à l'Ecole Occidentale de Méditation - https://www.youtube.com/watch?v=RSqOT19vxeE
S’il reconnaît d'emblée que l'idée répétée que la méditation c'est être présent à l'instant présent n’est pas fausse, elle est souvent cependant comprise de manière réductrice et appauvrie. « Ainsi l'affirmation souvent faite qu’entendant des oiseaux dans le moment méditatif je dois oublier qu'il s'agit d'oiseaux est ambigüe, imprécise ». Pour Fabrice Midal :
« dans l'affirmation que dans l'instant présent il n'y a plus de pensées, l'instant présent devient très imaginaire en réalité… Quand je suis présent au bruit des oiseaux en sachant que ce sont des oiseaux, ce n’est pas tout à fait vrai que je pourrais les entendre sans savoir que ce c'est des oiseaux - j'entends des oiseaux et sans penser aux oiseaux ça évoque plein de choses, cela invoque la mémoire »
A partir de cette expression sensible de l'expérience vécue, Fabrice Midal retrouve les formulations de Sénèque :
« Le moment présent n'est pas un point de l'instant présent ; c'est un rassemblement d'une certaine modalité du passé et d'une certaine modalité d’ouverture à ce qui arrive. Le temps, l'ampleur du temps, la richesse du temps sont recueillis dans le moment présent et non pas annulés. Dans la méditation vous êtes rassemblés dans le moment présent, dans une ouverture à ce qui arrive au futur »
Loin donc d'une conception de l'instant présent qui serait un temps déconnecté de l'expérience humaine, Fabrice Midal affirme la méditation comme le temps même de l'expérience humaine dans toute son épaisseur. Il évoque alors Proust disant de lui qu' « il est sans doute davantage en rapport avec la méditation que tous les apôtres du moment présent ».
Proust se rend compte que c'est la collision entre un moment présent et quelque chose du passé qui fait que d'un seul coup on sort du temps mécanique des horloges pour entrer dans un temps qui a une densité complètement poétique vivante qui est la vérité de l'existence. Il est intéressant de noter Christophe André qui a introduit en France la pratique thérapeutique de la pleine conscience, via le programme MBSR, fait lui aussi référence à Proust et comment le fameux passage sur la madeleine peut être utilisé dans ces programmes pour susciter le travail sur « les états d'âme ». Dans son livre « Les états d'âme - un apprentissage de la sérénité », Christophe André explique comment avec les réminiscences - ce travail involontaire de la mémoire- Proust invoque souvent « quelque chose de confus émerge en nous, et peu à peu s’avère un mélange de contenus très complexes (sensoriels, émotionnels, psychologiques) ».
Les états d’âme auxquels la méditation peut nous connecter apparaissent aussi pour Christophe André au confluent invisible des émotions subtiles et des pensées, y rassemblant souvent les trois temps du passé, du présent et du futur. Ainsi la sérénité, cet état d’âme si recherché selon lui se définit comme :
« Une tranquillité actuelle, mais aussi un vécu en paix avec son passé et une confiance dans les instants à venir »
Tout ce détour peut-il nous permettre de comprendre « le pouvoir du moment présent » dont Eckhart Tollé apparaît comme le chantre et dans lequel il dénie toute existence en temps pensé comme une structure divisée en passé-présent-futur ? La lecture et l'écoute réitérées des enseignement d’Eckhart Tollé font bien apparaître que le moment présent n’est pas cette disposition d'esprit du Carpe Diem attribuée aux épicuriens, consistant à jouir du jour même sans s’attacher au passé , ni se préoccuper du lendemain.
Cela a bien davantage à faire - ou plutôt à être - avec tout ce qui est , tant à l'intérieur de soi qu'à l'extérieur ; et plus encore à observer sans rien vouloir changer dans l'instant, dans ce rapport qui s'établit nécessairement entre l'intériorité l'extériorité.
Ni vouloir se souvenir ou oublier, ni se projeter ou craindre ; mais juste observer sans jugement ces phénomènes qui opèrent, dans notre rapport au monde présent - tout à la fois en dehors de nous et en nous .
Cette pleine conscience est davantage une pleine présence comme le souligne chacun de leur côté Fabrice Midal et Eckhart Tollé. C'est là un état de non jugement, de non saisie, de non désignation, de non identification mais au contraire de vigilance attentive à ce qui est là , sans intention de comprendre, de contrôler la vie en nous et autour de nous ; et le lien qui s'opère dans la conscience entre toutes les choses, dans unité et plénitude de la vie faite d'ouverture :
« L'expérience de la vie n'opère que dans la présence »
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