"De la brièveté de la vie"
- Thierry Raffin
- 16 juin 2019
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 juin 2019
La plupart des mortels se plaignent de l'injuste rigueur de la nature, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce que la mesure de temps qui nous est donnée fuit avec tant de vitesse, tarit de rapidité, qu'à l'exception d'un très− petit nombre, la vie délaisse le reste des hommes, au moment où ils s'apprêtaient à vivre.

Là pour démarrer ce nouvel article je ne voyais pas mieux que de laisser la parole à l'un de mes maîtres stoïciens Sénèque. Ainsi demarre t il fort dans sa lettre à Paulinius. Dans ce texte sublime que chacun pourrait lire pour son édification, la langue est belle, subtile, et les considération au cœur des exercices spirituels recommandés par les sages du du Portique. Le message de Sénèque est encore à même encore de nous parler. On s'aperçoit que les passions des hommes n'ont pas changées, que les hommes y restent fidèles, attachés au travers des siècles. Le fond de l'homme n'a que peu évolué y compris dans sa peur de la vieillesse et de la mort sans doute aussi anciennes que l'humanité. Il est possible alors que cette exclamation "de la brièveté de la vie" telle que l'entend Sénèque soit, au premier abord, comprise de travers et son intention mal comprise. Peut-être d'aucuns seront d'accord pour affirmer que la vie est trop brève, et que cela justifie que l'on s'attache à profiter de chaque instant de vie. Mais tout peux être remis en question si on interroge ce que peut bien signifier "profiter de la vie". Sénèque vient prendre là le contre-pied de ce que les hommes (il dit alors "les insensés") entendent par là le plus souvent. Même s' il dit qu'il convient tout d'abord de s'attacher à prendre soin de soi, (encore une formule à bien comprendre) il ne veut pas encourager les hommes à chercher les plaisirs des sens, le pouvoir, la richesse par le biais desquels il semble plus aisé de les satisfaire. Bien au contraire il s'agit bien de se soustraire à ces travers. Ce sont eux qui nous font perdre notre vie, qui la consume sans que nous nous en rendions compte (ou trop tard, ayant livré dans une veine illusion de bonheur, nos années à d'autres que nous, à nos vices, par des attachement inconsidérés. Sénèque nous fait comprendre combien cette prodigalité trompeuse nous fait gaspiller notre vie . Il l'explique parce que le temps nous est invisible tout le temps qu'il est là dans son indéfinition même par laquelle nous le croyons infini, ne nous apparaissant alors qu'au moment où il s'épuise :
" Je ne puis contenir ma surprise, quand je vois certaines gens demander aux autres leur temps, et ceux à qui on le demande se montrer si complaisants. Les uns et les autres ne s'occupent que de l'affaire pour laquelle on a demandé le temps ; mais le temps même, aucun n'y songe. On dirait que ce qu'on demande, ce qu'on accorde n'est rien ; on se joue de la chose la plus précieuse qui existe. Ce qui les trompe, c'est que le temps est une chose incorporelle, et qui ne frappe point les yeux : voilà pourquoi on l'estime à si bas prix, bien plus comme n'étant presque de nulle valeur."
Toute sa démonstration, son plaidoyer tend à nous enseigner la nécessité de vivre le moment présent. Il n'utilise pas cette expression cependant, privilégiant plutôt une conception du présent au jour le jour telle qu'elle s'exprime dans l'expression antique "Carpe diem". Sa cible ce sont les hommes affairés, occupés, sans cesse orientés, tendus vers les temps à venir. Il observe comment les hommes :
"Arrangent leur vie aux dépens de leur vie même ; ils s'occupent d'un avenir éloigné : or, différer c'est perdre une grande portion de la vie ; tout délai commence par nous dérober le jour actuel, il nous enlève le présent en nous promettant l'avenir. Ce qui nous empêche le plus de vivre, c'est l'attente qui se fie au lendemain. Vous perdez le jour présent : ce qui est encore dans les mains de la fortune, vous en disposez ; ce qui est dans les vôtres, vous le laissez échapper. Quel est donc votre but ? jusqu'où s'étendent vos espérances ? Tout ce qui est dans l'avenir est incertain : vivez dès à cette heure."
Ces insensés qui précipitent ainsi leur vie dans l'abîme de l'avenir incertain n'ont nul loisir pour reconsidérer le passé, le refaire advenir à la pensée présente. Sénèque nous fait cependant observer que :
" Le présent est très court, si court, que quelques hommes ont nié soir existence. En effet, il est toujours en marche, il vole et se précipite : il a cessé d'être, avant d'être arrivé ; il ne s'arrête pas plus que le monde ou les astres, dont la révolution est éternelle, et qui ne restent jamais dans la même position."
Le présent apparaît comme insaisissable et c'est pourtant en ce temps que Sénèque nous enjoint d'établir notre vie, de prendre soin de nous-même. Est-ce là une invitation à la retraite "narcissique, au sens ici (discutable) de perversion égotique consistant à ne penser qu'à soi ? Nullement ! loin de là !
À la fin de sa lettre Sénèque y revient pour le faire comprendre de manière explicite :
" Ceux-là seuls jouissent du repos qui se consacrent à l'étude de la sagesse. Seuls ils vivent."
Ainsi nous invite t-il à nous mettre sur le sous le patronage des sages des différentes écoles, Zénon, Pythagore, Démocrite, Socrate, Aristote, Epicure... car ces grands hommes nous ouvrirons le chemin de l'éternité Seul le sage sait nous enseigner comment vivre dans le temps juste du présent et de son épaisseur :
"La vie du sage est donc très étendue ; elle n'est pas renfermée dans les bornes assignées au reste des mortels. Seul il est affranchi des lois du genre humain : tous les siècles lui sont soumis comme à Dieu : le temps passé, il en reste maître par le souvenir ; le présent, il en use ; l'avenir, il en jouit d'avance. Il se compose une longue vie par la réunion de tous les temps en un seul."
À l'inverse de l'insensé :
" Mais combien est courte et agitée la vie de ceux qui oublient le passé, négligent le présent, craignent pour l'avenir ! Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard qu'ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire"
Ainsi la vie n'est pas brève selon Sénèque, à celui qui fait le choix de la conscience du moment présent, plutôt que celui de l'indolence, de la licence ou de l'impatience.
"les hommes perdent le jour dans l'attente de la nuit et la nuit dans la crainte du jour"
Mais au terme de la lecture de la lettre à Paulinius, nous comprenons une chose importante : Sénèque sans entrer dans un véritable discours du pouvoir du moment présent (qui est souvent au cœur d'une conception de la méditation)(et dont la lecture attentive des sages peut-être une expression) nous révèle que le moment présent recèle une épaisseur qui donne sa substance spirituelle à notre être.
Ainsi cette plénitude de la vie dans le moment présent n'est pas simplement un "hors temps" ou son déploiement dans la simple succession des instants.
Cela un dialogue improbable entre Fabrice midal et Eckhart Tolle pourra mieux nous le faire toucher du doigt dans un prochain article...
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