Peut-on s'autoriser à le dire « je me sens fragile » ? Oui sans doute, mais en le faisant nous avons aussi sans doute conscience que cela peut apparaître comme un aveu de faiblesse - un double aveu en fait - car on pourrait le ressentir et ne pas le dire, avoir au moins la force de le dissimuler. Là, sont activés, réactivés, les stéréotypes les plus puissants dans notre société patriarcale, qui opposent si facilement les forts aux faibles, les dominants aux dominés, les puissants aux impuissants, comme les hommes aux femmes. Peut-on à sortir ? Par quelle voie ? D'où provient cette fragilité ? À quoi est-elle liée ? À notre sexe, à notre personnalité, à notre histoire singulière, à notre humanité ? À notre environnement social ? Peut-on accepter cette fragilité, composer avec elle, et ne pas basculer dans l'illusion ou le mythe de la force, de la puissance ? en faire une composante essentielle de notre humanité, de notre capacité à nous relier aux autres ( vivants ), à la vie dans son ensemble ?
Avec cette question de la fragilité, nous sommes dans un abîme d'interrogations... et la situation que nous connaissons maintenant depuis plusieurs mois est susceptible d’attiser ce sentiment de fragilité, par l’agitation permanente de la peur, par l’imposition des règles de la « distanciation sociale » qui nous éloignent les uns des autres, nous séparent, nous divisent, nous réduisant à notre singularité, à des formes de solitude là où la solidarité nous serait sans doute plus utile. La contagiosité du Virus nous ramène inlassablement à notre mortalité, à cette image de la mort que notre modernité s’efforçait d’effacer, dans des rêves d’immortalité alimentés par le fantasme transhumaniste. La figure de l’homme fort, trouvait alors dans celle de l’homme augmenté par la technologie, par l’informatique, par la génétique, une sorte tremplin Olympique vers des temps futurs de la conquête de l'Univers, jusqu'à nous transmuter en Dieux. Mais comme le note Johann Roduit dans un article de réflexion éthique sur le sujet
« Cependant, la course à l’augmentation technologique de l’être humain est une course sans fin. On voudra toujours plus. »
( « Eloge de la fragilité à l’ère de l’homme augmenté » https://www.letemps.ch/opinions/eloge-fragilite-lere-lhomme-augmente )
« Se sentir fragile » est un sentiment que nous pouvons éprouver en certaines circonstances, ou de manière plus ou moins continue, mais le sommes-nous totalement ? N’est-ce qu’une impression prégnante (ou non), ou bien y a-t-il une consistance de cette fragilité et que revêt elle ? De quoi est elle aussi le nom ( non) ?
Vouloir sortir de cette fragilité nous conduit à chercher, à identifier qu'elle pourrait être son contraire. Suffirait-il de cultiver la force pour échapper à la fragilité ? Mais cette dernière ne se confond pas strictement avec la faiblesse. Le philosophe phénoménologue et théologien Jean-François Chrétien dans son livre « Fragilités » n’y trouvait pas d'antonyme. Un essayiste à succès, Nassim Nicholas Taleb non plus , et aussi a-t-il créé l'expression « anti-fragile » pour vanter « les bienfaits du désordre » [ https://www.philomag.com/livres/antifragile-les-bienfaits-du-desordre ] (nous y reviendrons…)
Mais avant de vouloir sortir de la fragilité, si c'est possible, si cela a un sens, peut-être convient-il de la comprendre. Pourquoi, en quoi peut-on se dire , se sentir fragile ? Parcourir à grands pas, comme le fait un dossier récent de Philosophie Magazine (septembre 2021), les pans de l'histoire de la philosophie susceptibles d'éclairer le sens de la fragilité, nous ramène inexorablement à la pensée de la condition humaine - non pas que rien d'autre que l'homme ne puisse s'en doute l’être, mais au fond, en l'espèce, c'est notre (triste ?) sort qui nous intéresse. On peut noter que dans ce panorama philosophique de la fragilité, Philo magazine met comme au point de départ la vision stoïcienne avec cette image du vase de Sénèque dans sa « Consolation à Maria » :
« Qu'est-ce que l'homme ? un vase fragile et sans consistance, il ne faut qu’une faible secousse, et non une grande tempête, pour te briser ; le plus léger choc va te dissoudre. »
Avec cette figure du stoïcisme, nous sommes au cœur de ce rapport complexe, ambivalent à la fragilité de l'homme. D'un côté, il y a sa pleine reconnaissance jusqu'à la complainte, et de l'autre exhortation classique de cette philosophie à la maîtrise de soi, jusqu'à paraître impassible, comme enfermé dans sa « citadelle intérieure » (voir Marc Aurèle vu par Pierre Hadot - https://lesbelleslettresblog.com/2020/03/31/la-citadelle-interieure-des-stoiciens-une-position-inexpugnable/) Pour me situer bien souvent de l'intérieur même de ces principes du stoïcisme, j'en connais aussi les « limites » , au sens où cette injonction à la « force de caractère » n'empêche pas, bien au contraire, une grande sensibilité à l'environnement, tension permanente avec la Volonté. Cette tension est celle aussi d'un Pascal, pour qui l'homme est ce « roseau pensant », un être tendu « l'infini et rien dit » ; tension dans laquelle s'exprime aussi « la grandeur et la misère de l'homme », et dont la conscience ouvre sur la dignité humaine.
N'est-ce pas aussi de cette conscience que s’origine notre fragilité ? Cette conscience ne nous donne-t-elle les moyens et la force de la dépasser , et autrement qu'en nous enfermant dans notre « for intérieur » et en nous protégeant de ce qui est susceptible de nous affecter ? Cette autre voie proposée est celle de la « résilience » dans son acception psychologique. Le mot « résilience » , est tant employé - et en particulier en ces moments de crise- qu’il conviendrait avant de l'utiliser d'en préciser le sens. Disons rapidement ici, qu'il ne s'agit pas d'une simple propriété mécanique de l'esprit-âme à passer en quelque sorte la vague d’un choc ou d’un événement-situation traumatique , mais d’un véritable travail d'intégration du choc, en trouvant une voie « d’adaptation » ( autre mot valise sur lequel je suis déjà venu dans le précédent article de ce blog - https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/il-faut-s-adapter )
Ces deux voies - le stoïcisme classique et la résilience moderne – ne sont pas antagonistes. La seconde peut apparaitre comme une forme « adoucie » de la première. Le philosophe Michel Benasayag dans son livre « la fragilité » ( https://www.editionsladecouverte.fr/la_fragilite-9782707150738 ) emprunte la voie spinoziste pour faire de nos fragilités, vulnérabilités, une voie d’émancipation, de libération, dans la conscience de nos dépendances à notre environnement. Comme l'écrit avec beaucoup de force et de profondeur Michel Benesayag :
« Nous ne sommes pas ce que nous n'avons pas choisi d'être, et nous sommes responsables de ce que nous n'avons aucune possibilité de choisir […] Ainsi, si nous ne sommes ni auteurs ni lecteurs passifs, ni dominants ni dominés, ni forts ni faibles, c'est en tant que nous existons sous la forme de la fragilité qui s'inscrit par essence au-delà de ces dichotomies »
Comprenons que nous pouvons faire autre chose que nier notre fragilité et que de nous y confondre ou plier ; peut-être est-il possible dans cette conscience de notre fragilité d'en faire le ressort de notre être et nous ouvrir aux autres dans des élans de solidarité et d’entraide ?
Car comme le rappelle l’historien Yuval Noah Harari dans son ouvrage « Sapiens, une brève histoire de l’humanité », notre fragilité d’être humain est largement compensée par notre capacité à coopérer les uns avec les autres. Et sans doute la véritable augmentation de notre humanité et de notre « anti-fragilité », est-elle aussi alors dans la conscience de la nécessité de coopérer avec l’ensemble du vivant dont nous participons , plutôt qu’à chercher à nous abstraire et à nous opposer à la « nature ».
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