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"Il faut s'adapter !" ?

Voici une expression au cœur de l'actualité et qui sonne comme « il faut bien s'adapter ! », avec cette consonance d'acceptation et ses résonnances du côté de la résignation . L'adaptation aux situations vécues semble faire partie de nos dispositions biologiques dans ce qui est présenté parfois comme la loi darwinienne de « la lutte pour la vie ». Faut-il conclure positivement que grâce à cette capacité note espèce humaine, comme les autres espèces animales peut naturellement survivre, évoluer, devenir moins fragile ? Le modèle du stress - le syndrome général d'adaptation - développé par Selye au début du 20e siècle peut nous permettre d'interroger comment cette question de l'adaptation ne peut se comprendre que dans l'analyse des relations entre la nature et la culture, le biologique et le social, l'individuel psychologique et les modes de vie collective.

« S'il faut s'adapter », il n'y a sans doute pas qu'une seule manière de le faire, pas une seule manière de le comprendre, de le définir et de le développer.


Il est des mots comme « adaptation » qui font partie du langage courant, et qui s'utilisent dans différentes circonstances et contextes , qui apparaissent évidemment clairs et compréhensibles par tous. Et pourtant, ces mots peuvent faire l'objet dans d’enjeux définitionnels implicites, qui peuvent nous conduire d'une vision du monde à une autre, selon le sens dominant donné (imposé ?). Ainsi en prenant le Larousse, la définition du mot « adaptation » peut paraître anodine , allant de soi : « action d'adapter ou de s'adapter à quelque chose : adaptation au circonstances ». Comme synonymes on trouve : acclimatation, acclimatement, accoutumance, appropriation et son contraire bien sûr (lourd de sens implicite ) : « inadaptation ». Les domaines d'application du champ lexical de l'adaptation identifiés sont la biologie, la géographie la médecine, la musique. Quid du monde social et de la psychologie ? L'article Wikipédia est plus complet en détaillant d'autres domaines, entre autres la physiologie et la psychologie, mais aussi le domaine politique en abordant la question bien actuelle de « l'adaptation au changement climatique ».

Cependant revenons au point de départ, la nature, la biologie, la vie. L'adaptation d’un organisme apparait là comme « l'ensemble de ces modifications héréditaires provoquées par une situation nouvelle et acquise dans des délais allant de quelques milliers d'années à plusieurs centaines de millions d'années, ou l'ensemble des caractéristiques d'une espèce qui lui permettent de prospérer dans un environnement donné » (encyclopédie Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Adaptation) . Ainsi donc l'adaptation est le résultat d'une très longue histoire qui est celle de l'évolution, d'abord expliquée par Lamarck au début du 19e siècle puis par Darwin au milieu du 19e siècle , dont la version neo-darwinienne est aujourd'hui en sciences le modèle dominant standard, reposant sur le principe de la sélection naturelle des espèces. Dans l'histoire de la pensée évolutionniste , on peut résumer en disant que l'adaptation n'est pas le simple développement de dispositions, de compétences, d'organes… pour s'ajuster aux besoins générés par le milieu, les circonstances, mais le résultat d'une sélection naturelle des individus mieux « équipés » par les variations génétiques de l'espèce au milieu (lui-même évolutif).


Retenons ici que l'adaptation est un processus qui s'inscrit dans le système des interactions entre les caractéristiques évolutives d'une population d'individus vivants et leur milieu naturel. La question concernant l'homme en particulier, comme espèce, mais aussi comme individu est celle de la définition du « milieu naturel ». Si l’on suit comme l'a fait la sociologie à partir de la fin du 19e siècle, la définition aristotélicienne de l'homme comme « animal politique » (Un livre passionnant de Francis Wolff pour suivre l’évolution des définitions de l’homme : « Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences », qu’il présente lors d’une conférence : https://www.youtube.com/watch?v=0mNSz7h578c ) alors son milieu « naturel » c'est l'espace social qu'il constitue par ces développements culturels, civilisationnels. Ainsi, lui faut-il pour se développer comme espèce, s’adapter en permanence à l'état même de développement social qu’il produit collectivement. La question de l'adaptation dans le contexte naturel s'inscrit dans le rythme excessivement lent de l'évolution et de la sélection naturelle . Dans le contexte social, cette dimension du rythme apparaît cruciale. Notre histoire civilisationnelle occidentale moderne met en exergue un processus d'accélération qui n'est pas sans poser problème. Même si comme le montrent Jacques Ruffié et Jean Charles Sournia (dans « Les épidémies dans l’histoire de l’homme ») « l’adaptation culturelle » est plus rapide que l’adaptation naturelle, et que notre intelligence réinscrite dans le processus de la sélection des espèces nous confère des capacités d’adaptation supérieures, un hiatus peut survenir.

C'est ce que cherche à prendre en compte la vision néolibérale du développement socio-économique et politique. C'est sur ce constat d'un écart entre le rythme de l'évolution naturelle-culturelle de l'homme et celui du développement de la société industrielle que l'idéologie néolibérale ça se constituer, amendant l'idéologie libérale, en mettant en avant son propre modèle de l'Adaptation ajusté à ce que Lippmann son principale théoricien appelle « La Grande Société » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Lippmann ) . Les travaux de Barbara Stiegler (appuyés sur ceux Michel Foucault sur la « biopolitique » ) montrent bien la manière dont cette idéologie se constitue pour accompagner cette impossibilité de l'homme à s'adapter spontanément à ses nouvelles conditions de vie (voir son livre « Il faut s’adapter : sur un nouvel impératif politique » - https://www.youtube.com/watch?v=k2PGYu0rvjw) . Pour cela, selon la pensée néo-libérale, il faut mettre en place et affiner les techniques managériales tant sur le plan de la production et des organisations dans lesquelles doit prendre sens l'activité humaine, mais aussi sur le plan des organisations politiques de la « gouvernance ». Tout cela doit s'inscrire dans le martèlement politique que le développement et la croissance infinie constituent la voie unique d'évolution du monde moderne humain. C'est là le fond de la pensée unique néolibérale et son mot d’ordre : la compétition. Bien sûr, cette mise en tension des capacités humaines d'adaptation « naturelles » avec ses conditions de vie a pour double effet de générer l'épuisement des ressources de la terre et celle de l'homme au travers de la multiplication des situations de « burn-out ». Pour pallier à cette situation, parallèlement à l’émergence d’une classe d’experts technocratiques, le capitalisme néolibéral va instrumenté les techniques du développement personnel comme le montre bien Valérie Brunel dans « les managers de l'âme » (https://www.scienceshumaines.com/les-managers-de-l-ame-le-developpement-personnel-en-entreprise-nouvelle-pratique-de-pouvoir_fr_4538.html) .


Il est intéressant là de revenir aux prémices de la définition du « stress », au moment même où commence à se penser avec Lippmann le cadre idéologique du néolibéralisme. Ainsi la description et la définition du stress comme « syndrome général d'adaptation » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Stress) apparait-elle congruente avec l'analyse lippmannienne du hiatus entre les capacités naturelles de l'homme à s'adapter et le nouveau milieu dans lequel il est appelé à évoluer. Si ce qui est ainsi désigné par le stress permet bien de décrire les mécanismes physiologiques ajustement de l'organisme à des modification du milieu pour faire face à une nouvelle situation, cela correspond davantage à ce que s'il y distingue comme l’ « Eustress » - le bon stress - Le stress, tel qu'on l’entend comme désordre physiologique chronique susceptible d'évoluer en syndrome dépressif d'épuisement ( burnout ) ne constitue-t-il pas une forme spécifiquement humaine , et par là même le syndrome dysfonctionnel du modèle néolibéral ? Est-il possible de palier indéfiniment au déficit d'adaptation naturelle de l'homme à la société thermo-industrielle ?


Du côté de la philosophie, cette idée a longtemps été dénoncée par les critique de la société industrielle ( Heidegger, Adorno, Illich, Hans Jonas…) repris à la fin du 20e siècle avec une sensibilité au phénomène de l’accélération des rythmes par des auteurs comme Bernard Stiegler (« La société automatique ») mais aussi Harmutt Rosa (« Accélération. Une critique sociale du temps »). Une autre ligne de front s'est développée du côté de la critique écologique, exacerbée aujourd'hui avec la question du réchauffement climatique, en se rappelant comment le Larousse fait rimer « adaptation » avec « Acclimatement »… Nous y sommes. De ce côté, un auteur comme Jem Bendell a fondé un mouvement de « réflexion-rébellion » contre le développement néolibéral du monde - Deep Adaptation (Adaptation profonde ) - développant une toute autre conception de l'adaptation. Traduit en français par « adaptation radicale » (voir son livre paru aux éditions « Des liens qui libèrent » : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Adaptation_radicale-9791020908131-1-1-0-1.html ) pour éviter le mot « profond », et la confusion avec « l'écologie profonde » de Arne Naess fortement décriée, dénoncée par toute la tradition française de l'idéologie des Lumières (voir le pamphlet de Luc Ferry sur « Le nouvel ordre écologique »). Ce mouvement rencontre et ensemence le courant de la collapsologie prédominant en France dans le sillage des travaux de Pablo Servigné et Raphaël Stevens ( « Comment tout peut s’effondrer » et « Sur aux origines de la catastrophe » - https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/collapsologie-pablo-servigne-raphael-stevens-plus-nous-aurons-paysage-clair-causes-plus-nous-pourrons-etre-pertinents-tisser-horizons-sortie-crise-85077/ ; voir aussi l’entretien croisé avec Jem Bendell - https://www.youtube.com/watch?v=fGTeGb_ml0Y)

Là c'est une autre conception de l'adaptation qui est développée. Il ne s'agit plus de chercher les moyens, des techniques cognitives, organisationnelles d'adapter l'homme, coûte que coûte, à ses conditions de vie en changement permanent et accéléré, mais de repenser et recomposer nos conditions de vie dans le souci d'instaurer une société humaine pérenne en équilibre d'interdépendance avec les autres êtres vivants partageant le milieu. A l’idée de « la lutte pour la vie », de compétition mis en exergue par la tradition libérale classique, reprise par une interprétation réductionniste du darwinisme, l’accent est plutôt mis sur la coopération et l’entraide (voir aussi le livre « L’entraide. L’autre loi de la jungle » de Pablo Servigne). Le modèle de l'adaptation profonde, radicale au sens de « à la racine», repose sur la mise en évidence de « 4 R » qui sont autant de lignes de questionnement, de recherches de solutions dans notre (R)év-olution – Résilience, Restauration, Renoncement, Réconciliation. Sans chercher à détailler ici ces 4R, il faut noter qu'ils reposent sur deux axes que le mouvement cultive et cherche à articuler : La transition intérieure et la transition systémique. La première dimension, celle de la transition intérieure ("inner adaptation" dans les textes de Deep Adaptation International), prend pour ainsi dire le contre-pied de l'adaptation néolibérale en proposant un chemin spécifique en forme de spirale de déconditionnement, de déprogrammation mentale, à l'instar du « Travail Qui Relie » de Johanna Macy ( s’enraciner dans gratitude pour la vie, honorer sa paix pour le monde, changer de vision, aller de l'avant : https://www.youtube.com/watch?v=CRk5dpvoUDQ )

L'adaptation consiste ici en un travail de conscience, de reconnexion à soi, aux autres, au monde du vivant . Cette vision rejoint la démarche initiée aussi par le philosophe Abdennour Bidar dans son livre lumineux « Les tisserands. Réparer ensemble tissu déchiré du monde » (publié aussi par « les liens qui libèrent » : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Les_Tisserands-483-1-1-0-1.html)


« L’ensemble forme ce que j’appelle le Triple Lien (à soi, à autrui, à la nature). Il y a donc trois grandes familles de Tisserands : celle du lien intérieur, celle du lien social, celle du lien écologique. Leur engagement complémentaire est fondamental parce que la « mère » de toutes les crises que connaît actuellement notre civilisation humaine est la menace d’une Déchirure du monde. » Abdennour Bidar

Ce « Triple Lien » peut se comprendre aussi à partir du concept terme de «Reliance» mis en avant il y a une vingtaine d'années déjà par Edgar Morin . Pour lui l’éthique de la reliance résonne avec l’éthique de ma communauté

« Ce sentiment de communauté est, et sera source de responsabilité, de solidarité, elle même source de l'éthique » MORIN, Edgar. Éthique (t.6 de La Méthode).

En montrant aussi comment cette éthique de reliance s’inscrit dans une éthique de la complexité, Edgar Morin nous permet de comprendre ce point d'articulation entre cette première dimension de la transition intérieure et la deuxième dimension de la transition systémique qui a affaire à la complexité des agencement de nos organisations sociales et de interdépendance avec le milieu. Différents modèles sont mobilisés ici, pour prendre en compte les liens entre les différents domaines de notre existence, que cela soit celui de mieux en mieux connu de la « fleur permaculturelle » avec ses 7 pétales et ses 3 principes éthique ( « prendre soin de la terre, prendre soin des humains, fixer des limites à la consommation et à la démographie et redistribuer le surplus » - formulation de Marine Simon dans son livre « Tout tourne rond sur cette terre, nous sommes les seuls à l'ignorer » ), celui de la Fresque de la Renaissance écologique de Julien dossier et ses 24 chantiers pour demain ou encore le modèle de l’IFFworld System Model et ses 12 domaines.

Sur ce plan « matériel », l'orientation de l'adaptation profonde recoupe les intentions de l'orientation « low-tech » , pour une société soutenable et désirable et ses 12 domaines d'application (voir le site https://lowtechlab.org/fr ). Il s'agit là de développer ce qui est « approprié », ajusté, adéquat à l'intention poursuivie, c'est-à-dire la durabilité, la résilience collective en faisant preuve de discernement (https://fr.wikipedia.org/wiki/Low-tech)

Ces deux axes cherchent ainsi à articuler l'individuel et le collectif. Deux mots peuvent nous indiquer ce plan d'articulation :

- « La résilience » , un terme provenant initialement de la physique des matériaux, pour dire comment les individus peuvent se rebâtir psychologiquement suite à un traumatisme expérientielle, et qui aujourd'hui est aussi largement appliquée au domaine collectif, sociétal pour constituer un principe et un cap aux trajectoires de transition.

- « La gouvernance partagée » qui cherche à rompre avec les modèles hiérarchiques du pouvoir de prise de décision (y comprit les modèles institués de la démocratie ) , en restaurant une horizontalité à ce niveau. La conscience individuelle est ainsi remise au centre des processus d'orientation des activités collectives, domaine par domaine de compétences et d'expériences. La « sociocratie » et une recherche formalisée de mise en place d'une telle gouvernance partagée, qui se comprend en contrepoint des modèles démocratiques, en privilégiant la coopération et la décision par consentement plutôt que par votre majoritaire. Il s’agit d’articuler un « Nous » fort et la reconnaissance des « individus souverains » via le développement de l'intelligence collective (https://sociocratie.net/)


D'une pensée ( néolibérale ) à l'autre ( radicale ), « il faut donc s'adapter » mais non pas en le comprenant comme l’adoption d’un conformisme sociétal ou d’un mise en conformité à un modèle standard et universel imposé par des élites économiques, politiques, technocratiques, mais en cultivant les capacités d'ajustement, individuelles et collectives au changement dans lesquelles nous sommes pris, impliqués tout à la fois dans leurs causes et leurs conséquences.


Ma lecture de l’Adaptation Radicale est éclairée par les réflexions de François Jullien dans un entretien avec Marcel Gauchet dans le débat sur « un usage philosophique de la Chine ». Ainsi la pensée de l'adaptation radicale pourrait se comprendre en référence au « Yi Jing » - le livre des changements-mutation-transformation - qui renvoie à une vision cosmologique du monde qui privilégie l'approche des processus reposant sur l'idée de mutabilité des éléments ( dont nous faisons intrinsèquement partie) constituant le monde et renvoyant à l'équilibre intriqué du Yin et du Yang. Un principe clé ici est celui de l'observation des processus à l'œuvre, qu'on retrouve au point de départ du design permaculturel, afin que "l'action" repose sur le « Wu Weï » - le « non agir » . L'agir s'inscrit dans la reconnaissance d'un principe et processus de "transformation" au sein duquel il s'agit de "faire évoluer peu à peu, par influence, la situation dans le sens désiré" (François Jullien "Penser entre la Chine et la Grèce").


Il s'agit alors de faire corps avec les mutations à l'œuvre, y répondre, s’y adapter, en s'inscrivant les processus sans volonté de contrôle ou de résultat programmé, mais juste avec la conscience d’y prendre part, au double sens d’y participer, et d'en cueillir les fruits.

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