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Le « mythe de la Liberté »


Comment se libérer du « mythe de la Liberté » ? Si on relit bien, la question finit bien par apparaître paradoxale. Si la liberté est un mythe où puis-je la trouver qu'elle me permette de me débarrasser de cette illusion ? Oui il faut lire lentement ; et bien pénétrer les termes de la question. J'emprunte le titre de cet article et le questionnement à la lecture d'un petit livre du maître tibétain dans la lignée de Naropa - Chogyam Trungpa : « le mythe de la liberté » dont le sous-titre donne une possible réponse à la question - « la voie de la méditation ». Mais comment et en quoi ? Encore une fois, le chemin emprunté nous fait passer par les méandres sans fin du fleuve turbulent - ou simplement lent - du jeu de nos désirs, de nos passions, de la volonté, de contrôle de soi, d'être - de l’égo donc. Du bouddhisme au stoïcisme, du stoïcisme au spinozisme, dans une sorte de chemin de traverse de la pensée entre les traditions et les époques. Petit exercice spirituel à la mode antique, de réitération philosophique, bien pratique...




D'abord un mot pour présenter de livre de Chöguyam Trungpa Rinpoché qui rassemble les textes de conférences données aux États-Unis au début des années 70 pour faire connaître la voie tibétaine dans sa complexité mais de manière simple et pratique, en prise sur la « réalité » quotidienne vécue par les Américains de cette époque ( il y a un demi-siècle... Cela paraît une éternité...). Je l'ai lu pour la première fois en 2010 - c'est écrit sur la page de couverture. Dès la première page le ton est donné : « fantasme et réalité »


« dans le bouddhisme, nous exprimons notre volonté de réalisme par la pratique de la méditation. La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle ou la tranquillité, ni a tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos Illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. À vrai dire, il est très difficile de ne rien faire […] Pas plus que le fumier nous ne jetons ces névroses au loin, au contraire, nous les répandons sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse. Dans la pratique de la méditation nous ne contrôlons pas l'esprit étroitement, pas plus que nous ne le laissant aller complètement. »

La citation est longue. Juste pour dire ici que la lecture et la relecture participent de cette voie de la libération qui est suggérée. Ainsi pouvons-nous comprendre que la liberté n'est pas un donné ; elle n'est pas déjà là, et parce que peut-être n'est-elle pas ce qu'on pense - ou on nous fait penser (ou vouloir) - qu'elle est ou soit. Là encore lire, relire. Il faut arriver à ce que cela résonne, davantage encore que raisonner. Et tous ces mots là qui s'alignent ainsi, s’alignent plus que JE les aligne. Ils sont comme les pas d' un chemin produit par les pas qu'il emprunte. Voie possible d'une libération par réitération des nécessités par lesquelles s'accomplissent toutes choses.




Au départ il y a la voie des stoïciens, toutes ses voix antiques qui avec les anciens, Zénon, Chrysippe mais plus encore et mieux connus Sénéque, Epictete et Marc Aurèle, résonnent encore en nous « modernes » parfois d'étrange manière, dans ce constat que nous faisons (regrettons) incessamment des limites de notre volonté, de la manière dont le destin ( la Providence ) s'accomplit (s’abat) inexorablement sur nous, quand bien même nous nous exerçons à affûter notre volonté de manière « existentielle », avec cette affirmation tout à la fois pleine d'espérance et d'angoisse, que l'homme ne nait pas libre mais qu’ il le devient, que « l'homme est condamné à être libre » selon la phrase célèbre de Sartre. Pourtant dès les premières lignes de son manuel, Epictète donne les règles du jeu :

« il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépends pas de nous ». Sans doute voulons nous plus que nous ne pouvons. Sans doute nous faut-il apprendre à limiter notre volonté ou à mieux l'orienter, eu égard à ce que nous pouvons . Mais quelles sont les limites de notre pouvoir ? Est-il en notre pouvoir de les repousser ? A-t-on même le premier pouvoir de vouloir ? D'emblée le paradoxe traverse le cœur même de la doctrine stoïcienne qui s'inscrit dans la grande vision grecque du Cosmos. Le monde est fondamentalement « Ordre » au sens plein du terme. Toutes les choses y sont ordonnées, à leur place, et l'homme aussi y est inscrit à sa place. Ce qui est, est parfaitement, commandé par la Nature. L'homme doit donc s'y conformer dans la juste reconnaissance de la Providence. Ce qui n'est pas une garantie de protection contre les maux, comme le démontre Sénèque dans son livret « de la Providence » (« ou pourquoi les hommes de bien ne sont pas exempts de malheur ). « L’homme de bien » : Sa volonté ne peut alors s'exercer que dans la compréhension de cet ordre qui le conduit alors à« épouser son destin » , y consentir. Voilà - comme je l'ai déjà abordé- la question difficile... ACCEPTER ce qui est (voir ici « C’est inacceptable ! » : https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/c-est-inacceptable)

Mais est-ce à dire qu'il n'y a rien à faire ? Rien à faire évoluer ? Que rien de ce qui est, ne peut être changé ? La question n'est pas neuve non plus. C'est à elle que Cicéron a consacré un de ses traités - « Du Destin » - pour comprendre quelle pouvait être notre degré de liberté ; une autre manière de se demander s'il est possible d'échapper à son destin. Mais le raisonnement par lequel s'opposent les écoles philosophiques antiques, les épicuriens, les stoïciens, les néo-académiciens, conduit alors à définir de différentes manières cette notion de « destin » ; à distinguer « fatalité » et « destinée », « destinée » et « nécessité ». Si tout est écrit par avance, la destinée devient fatalité. Mais s'il s'agit de comprendre l'enchaînement des causes qui conduisent à ce qui est, alors la destinée est le résultat d'une nécessité. Mais si tout est fatalité ou nécessité, où est la liberté ? Ou plus exactement que n'est-elle pas ? Et que peut-elle être ? Quelles représentation, attention, valeur accordons-nous à la liberté ?

Tout le propos de Chögyam Trungpa, pour revenir à lui, est de montrer combien cette idée de "liberté" est nourrie par l’égo. Toute la tradition bouddhiste accumulant les connaissances sur la nature de l'esprit ( et aujourd'hui reprise par un courant de la phénoménologie) (il y a une lignée Trungpa --> Varela --> Depraz --> Petitmengin --> Bitbol ) décrit bien comment l’égo se construit par la projection de l'esprit pour « saisir » les objets extérieurs. Ce saisissement doit être compris comme un processus complexe et subtil par lequel tout à la fois, les objets sont constitués comme tels face au Sujet qui les perçoit comme « autre-chose-que-soi », ce qui constitue le soi-égo en retour.


Comme l'écrit Trungpa dans « le mythe de la liberté » :


« c'est précisément dans cet effort en vue d'assurer notre bonheur , de nous tenir en relation avec quelque chose d'autre, que réside le processus l’égo. Mais un tel effort se révèle futile parce qu'il y a sans cesse des brèches dans notre monde apparemment solide, sans cesse des cycles de mort et de renaissance, un changement constant. Le sentiment de la continuité et de la solidité du soi est une illusion. »

Il est intéressant de noter qu’au travers des âges et des traditions, un des philosophes qui ouvre notre modernité occidentale, Spinoza, reprend de manière radicale cette possibilité de penser comme le stoïcien Chrysippe ou comme les maîtres de la tradition tibétaine, dans le même mouvement la nécessité de toute chose existante -et donc le déterminisme causal- , et la possibilité d'une liberté - non pas conçue comme libre-arbitre mais comme « libération ». Ainsi Spinoza nous rappelle dans son maître livre « l'éthique, » que « l'homme n'est pas un empire dans un empire », c'est-à-dire qu'il fait partie de ce qu'il appelle Dieu-la Nature ; et qu'il est donc lui aussi régi par les lois de la causalité naturelle :


« les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées »
et il ajoute
« et en outre, que les décrets de l'esprit ne sont rien d'autre que les appétits [ du corps ] eux-mêmes »
( Ethique 3 proposition 2 scolie).

Les « appétits » du corps réfèrent ici à la notion moderne de « désirs ». Car pour Spinoza, l'homme est un être de désir ( conscient ou inconscient ) qu’il appelle en latin « conatus » et qui est, pour un Etre, l'effort inscrit en lui-même pour persévérer dans son être ( existence). C'est ce « conatus » qui alimente aussi notre fringale insatiable de liberté. Nous voulons être libre, et nous ne pouvons pas ne pas le vouloir... Sartre inscrit donc bien paradoxalement son existentialisme dans ce fond philosophique de la stricte nécessité de la (notre ) Nature.

La voie de la libération se trouve dans la conscience, dans la connaissance de cette loi de la causalité, des raisons qui nous déterminent. Ce que disent le Bouddha, Chrysippe et Spinoza au travers des âges. Pour Spinoza, la 5eme partie de « l'éthique » consacrée à la liberté humaine ( après avoir examiné dans la 4eme partie de la servitude humaine) s'achève ainsi dans cette joie d'ouvrir un chemin possible comme la plus grande puissance d'agir de l'homme :


"Les principes que j'ai établis font voir clairement l'excellence du sage et sa supériorité sur l'ignorant qui est uniquement conduit par ses désirs charnels. Celui-ci, outre qu'il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l'âme, vit dans l'oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c'est cesser d'être. Au contraire, l'âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d'être ; et la véritable paix de l'âme, il la possède pour toujours. La voie que j'ai montrée pour atteindre jusque-là paraîtra pénible sans doute, mais il suffit qu'il ne soit pas impossible de la trouver. Et certes, j'avoue qu'un but si rarement atteint doit être bien difficile à poursuivre ; car autrement, comment se pourrait-il faire, si le salut était si près de nous, s'il pouvait être atteint sans un grand labeur, qu'il fût ainsi négligé de tout le monde ? Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare."
(point final de l'éthique scolie de la proposition 42 partie 5 )

Ainsi comprise la Libération ce n'est pas éteindre les passions de l'âme en soi - comme on le fait dire aux stoïciens, ou comme l'affirme aussi encore Descartes dans son « Traité des passions de l'âme ». C’est au contraire - et davantage- faire jouer les passions en soi, comme le montre bien Spinoza. On ne peut éteindre le feu du désir (qui est l’essence de l’homme), mais seulement permettre à une passion joyeuse de succéder à une passion triste pour augmenter sa puissance d'agir, pour accéder à la véritable liberté de la Joie. C'est aussi comme l'indique Chögyam Trungpa, dans la dernière partie de son livre (chapitre « la voie du Tantra ») :


« la transmutation de l'énergie de l'agression, de la passion et de l'ignorance suppose la capacité de communiquer directement et complètement avec l'énergie, sans stratégie ».

Il ne s'agit pas de combattre les passions mais d'utiliser leur énergie de l'intérieur ( voir l’article dans ce blog « Mais que faire de nos émotions ? » et la pratique du Chöd : https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/mais-que-faire-de-nos-%C3%A9motions)


Mais une question reste sans doute dans ce doute que l’on peut avoir d'une joie possible de l'acceptation de la nécessité de toutes choses : que peut-il rester alors du sens de la vie humaine, dès lors que l’illusion du mythe de la liberté est brisée ? Le Mythe de Sisyphe peut d'une certaine manière y répondre, si l'on parvient à traverser son moment absurde mis en évidence par Albert Camus. Peut-être alors suffit-il de demander à la pierre roulée par Sisyphe ce qu'elle pense de sa liberté au regard de l'homme ?!…

Et comme le suggère pour finir Camus "il faut imaginer Sisyphe heureux"…


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