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"Être soi-même"

Voilà une autre injonction que les promoteurs du développement personnel et de la psychologie positive répètent à l'envie : « être soi-même ». L'encouragement à devenir et être soi-même est présenté doublement comme un moyen de se libérer et de réussir à être authentique ; bref à s'accomplir en tant que individu ? comme personne ? comme Être ?

On le voit derrière ce projet d'être soi-même se glisse un certain nombre de questions qui mériteraient d'être éclaircies. Car en quoi ne suis-je pas moi-même lorsque je suis comme je suis ? Et d'abord nous y revenons sans cesse qui suis-je ? suis-je un autre que celui que je crois être ? et du coup comment réussir à être-devenir cet autre que je ne connais pas en moi ? y a-t-il un autre moi-même en moi que je ne connais pas et qui serait plus véritable que le moi-même présent ? et alors comment le découvrir et de l'atteindre ?

Vous avez compris qu’ « être soi-même » ce n'est pas simple, ni maintenant, ni dans le devenir. Ni maintenant car vouloir devenir soi-même sous-entend (sous-tend) une volonté de « se changer soi » et donc renvoie comme à ce difficile travail préalable d'acceptation de soi (voir dans ce blog "c'est inacceptable" ). Ni dans le devenir, car cela suppose l'identification de cet écart entre celui que je suis maintenant et celui que je désire être ; et plus encore, l'assurance que celui que je veux devenir pour être moi-même sera bien le vrai moi-même ou plus vrai que celui que je suis. Comment avoir l'assurance de cette vérité de soi-même ? Comment se sortir de ce qui apparaît bien être un cercle vicieux ou une aporie ? Une question peut nous y aider : d'où provient ce souci d'être soi-même ?


Dans un premier temps on peut chercher une réponse du côté de la psychosociologie. Chercher à être soi-même dit d'une certaine manière notre insatisfaction de notre être actuel et renvoie à un sentiment de mal-être, de ne pas réussir-réaliser- accomplir certaines aspirations-désirs -volitions ; laissant entendre que nous serions contraints-bridés-niés par des obstacles plus ou moins difficilement identifiables et insurmontables. Mais cette seule considération ouvre un abîme d'autres questions.


Ces obstacles qui nous entravent, sont-ils extérieurs à nous (certaines personnes, certaines situations…) ou bien ont-ils d'abord leur origine en nous-mêmes (nos émotions, nos représentations, nos attachements) ? Suis-je moi-même un obstacle à être moi-même ? C'est un peu sur ce constat que surfent les psychothérapies du bonheur et du développement positif personnel. Et il y a certainement du vrai dans cette idée que nous sommes par le fait de nos structures psycho-cognitives inconscientes le producteur de celui que nous sommes et donc aussi la source potentielle d'une "transformation de soi". Mais s'agissant de "se transformer", surgissent ces autres questions plus obscures encore : la transformation de soi mais « en qui ? ». Et s'agit-il alors de suivre simplement la pente de ses aspirations-désirs ? Jusqu'où faut-il ou peut-on suivre les exhortations d'un Jacques Attali à « choisir sa vie » comme dans son dernier livre « Devenir soi » où il écrit en introduction «Pour vous débrouiller, pour réussi dans votre vie, ayez confiance en vous. Respectez-vous. Osez penser que tout est ouvert. Ayez le courage de vous remettre en question, de bousculer l’ordre établi, d’entreprendre et de considérer votre vie comme la plus belle des aventures ».

Il y voit la solution de la « désespérance créatrice » permettant de faire face et de s'abstraire d'un monde en déliquescence à l'image de 1000 personnages qui ont réussi leur vie en ce monde tel qu'il est. Comment pouvons-nous nous assurer que la réalisation de ce désir de remettre en question celui que n’on ne veut pas être, garantit une vérité du nouveau soi-même ? Quelle vérité, quel critère pour décider ? Le philosophe Spinoza (auquel je me réfère régulièrement) pourrait nous indiquer ici un chemin, celui de la Joie en tant qu'elle est ce qui augmente notre puissance d'agir. C’est la Joie qui permet d'être dans ce qu’il appelle « la Béatitude » (bonheur). Cette voie est celle du dépassement de ce qu'il identifie comme les passions tristes par celles qui augmentent notre puissance intérieure d'être et qui ont quelque chose à voir avec ce que les stoïciens appelaient «la vertu ».

Cette approche psychosociologique ouvre en fait - au-delà des perspectives du développement personnel qui sanctifient la dimension individualiste - sur une approche plus spirituelle. Cette dernière peut permettre de comprendre de quel « soi-même » on parle. Seule cette compréhension peut éclairer le chemin qui peut alors mettre chacun sur la poursuite de ce que Paulo Coelho appelle «sa légende personnelle ». Cet accomplissement - à la différence du « devenir soi » de Jacques Attali qui en fait un mot d'ordre contre le destin social, compose là de manière plus subtile avec la dimension « cosmique » du destin. Cette autre voie plonge ses racines dans une conception émergente du soi bien spécifique chez les philosophes stoïciens romains. Le retour aux sources pour ainsi dire du soi des modernes, peut permettre de pointer alors ce qui a pu être perdu en chemin : une certaine vision cosmique du soi. Ainsi le « soi-même » apparaît bien autre chose que le « devenir soi » étriqué de l'individualisme moderne. Comme le montre le sociologue Jean-Claude Kaufmann celui-ci a toujours à faire avec l'exigence sociale de plus en plus prégnante faite à l’ego de se réinventer un soi. Mais ce soi social est réduit à une quête d'identité insaisissable, se perdant dans les sables mouvants des rapports complexes entre la subjectivité (le sentiment de moi en moi) et l'objectivité (mes caractéristiques sociales) et s’exaltant dans la fascination consumériste orchestrée par la publicisation des désirs (vous savez le « parce que je le vaux bien… »)


Nous est-il encore possible d'imaginer qu'être soi-même soit tout autre chose que cela ?


Il ne s’agit pas non plus de s’abstraire du social et de la vie quotidienne mais comme le rappelle Fabrice Midal de l’Ecole Occidentale de Méditation, qui parle plutôt de «(re)devenir pleinement humain, au sens d’accepter notre humanité qui est là » dans nos rôles et positions sociales de tous les jours comme nous y appelaient les stoïciens. Nous est-il encore possible de suivre un Marc Aurèle - l'empereur stoïcien romain que j'affectionne particulièrement - qui dans ses « Pensées pour moi-même» nous parle encore en se parlant à lui-même :


"À l’aurore, lorsque tu te réveilles péniblement, aie toute prête cette pensée : “ C'est pour faire œuvre d'homme que je m'éveille. Vais‑je donc encore m'irriter, si je m'en vais faire ce pour quoi je suis né et ai été amené au monde ? Est‑ce pour rester au chaud, couché dans mes couvertures, que j'ai été formé ? – Mais c'est plus agréable ! – Est‑ce donc pour le plaisir que tu es né ? N'est‑ce pas pour agir ?"


Et de cela il tire la conclusion que s’il se laisse aller à ses envies : "ce n'est pas toi que tu aimes sans quoi tu aimerais ta propre nature et ses exigences".


Conclusion qui peut nous apparaître énigmatique, décalée et qui se comprend en résumant ainsi « être soi-même c'est être ce que l'on doit ». Il y a là un impératif du devoir se conformer à sa nature ; c'est-à-dire pour le stoïcien au destin, en faisant «ce pour quoi je suis né et été amené au monde ». Bien sûr quelque chose se révolte en nous à cette injonction. Il nous semble que cela soit là une résignation à ne pas être ce qu'on voudrait être être, davantage que ce que l'on est. Chacun cherche aujourd'hui à être toujours plus, mieux, à ne pas se satisfaire de sa condition, de sa position, à l'améliorer donc. S'attacher à être ce pour quoi on est né , semble un manque d'ambition personnelle. Mais on peut comprendre cette « soumission au destin » comme ce mouvement de l'acceptation de l'âme et comme la condition à chercher dans ce que l'on est ce que l'on doit être. Ne retrouve-t-on pas là un peu l'idée de « légende personnelle » de Coelho ?

Épictète un autre stoïcien, grec quant à lui disait dans ses entretiens « Quelle idée me fais-je de moi-même ? quel usage faire de ce que je suis ? ». Ce questionnement n'est pas tant ici une invitation à l'introspection psychologique qu’un rappel du rôle à tenir et qui passe selon Épictète dans ce passage des entretiens par l'affirmation de clarifier son esprit par les exercices spirituels. Le passage se termine ainsi :

« Vous aussi ô hommes soignez d'abord vos blessures ; arrêtez vos débordements ; mettez le calme dans votre esprit ; apporter le à l'école sans le laisser se distraire et vous verrez quelle force a la logique »

C'est l'exercice de la volonté qui est une forme de l'intelligence pour les stoïciens. On le comprend, cette manière de penser peut nous dérouter et nous effrayer un peu. «Être soi-même » est une forme d'abandon de soi à sa destinée bien comprise. Il ne s'agit pas tant d'une amplification du moi qui serait libéré ainsi des contraintes psychosociales; que dans une certaine mesure de son absorption dans ce qui dans ce qui le déborde de toute part : le devoir d'être au monde pour le monde, de tenir sa place entièrement et consciemment.

C'est d'une certaine manière comprendre aussi le caractère illusoire du moi (voir dans ce blog « Et moi, émoi ») et comment cette illusion est la source même de nos souffrances. Les enseignements traditionnels sur la méditation ouvre alors un chemin paradoxal pour rencontrer ce soi illusoire.

« Le méditant ne spécule pas sur son soi, il n'a pas de théorie concernant la question de savoir s'il existe ou s'il n'existe pas. Au lieu de cela il s'entraîne à observer comment son esprit s'accroche à l'idée de soi et de moi et comment cet attachement génère toutes ses souffrances » (Tsultrim Gyamtso cité dans "L'inscription corporelle de l'esprit" de Francisco Varela)

Car cette illusion du moi, n’est pas qu’une simple vue philosophique ou spirituelle. Elle est aujourd’hui aussi le résultat de tout un courant de recherche dans les sciences cognitives avec les théories de l’émergence de l’esprit-conscience, comme Francisco Varéla qui en est le précurseur l’a bien montré dans son livre clé «L’inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine ».


Il convient alors de rester conscient que cette injonction à être soi-même peut (ré)ouvrir sur plus de souffrances, du fait de cette impossibilité à devenir soi-même selon ce chemin des théories du développement personnel.


Arrivé à la fin de cet article nous achoppons sur cette double question énigmatique et insatisfaisante sans doute : Le soi ne serait-il pas rien d’autre que cette quête même de soi qui nous anime ? et dont l’abandon pourrait être une libération de l’Etre éthique en nous ? Pour comprendre cette question il nous faudrait prolonger la réflexion à partir des enseignements de Francisco Varela quant à savoir ce que pourrait être une "éthique du soi". Mais cela sera pour un article futur…

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