Sans cesse nous entendons cette expression "gérer son stress", qui suppose qu'on puisse prendre le "contrôle de soi". Voilà une question qui résonne en moi depuis longtemps comme « être ou ne pas être ? » Sans cesse mes lectures, mes réflexions m'emmènent d’un bord vers l'autre sans que je puisse réellement me déterminer par un oui ou un non ? que puis-je décider là, qui me permette non pas de concilier l'idée de « devoir se contrôler » et celle de ne pas le faire et de plutôt rester-chercher à être spontané ? L’injonction stoïcienne d'une certaine forme de « contrôle de soi » vient s'opposer à l'injonction plus moderne de se laisser aller à la spontanéité, à laisser être ? y a-t-il une voie plus juste que l'autre ?
Cet article fait écho, à cet autre article "Lâche prise ! Sois Zen" écrit il y a quelques temps déjà : https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/blog/l%C3%A2che-prise-sois-zen
Les enseignements que j'écoute régulièrement de Fabrice Midal et dont je me fais l’écho dans ces articles du blog sont régulièrement critiques avec cette volonté de contrôle de soi qui caractérise selon lui la recherche de l'efficacité, de la performance dans notre société productiviste. Dans l'une de ces dernières interventions qu’il fait lors des portes-ouvertes hebdomadaires de son Ecole Occidentale de Méditation il affirme que « Méditer ce n'est pas apprendre à gérer son stress ». https://www.youtube.com/watch?v=eqLkke3B-H4
C’est dit haut et fort. En cela il s'oppose avec virulence et effroi aux prétentions des « happiness officers » qui fleurissent dans les grandes entreprises voulant doter leurs salariés-collaborateurs d'une capacité individuelle à gérer-contrôler leur stress. Le premier souci n’est pas bien sûr l’épanouissement personnel mais qu’ils retrouvent leur efficacité et leur performance, attendus contractuellement…
J’adhère à cette critique d'une instrumentalisation d'une pratique personnelle, intime, spirituelle, au profit de l'intérêt matériel de l'entreprise. Ceci fait l'impasse sur la responsabilité même du système de production dans la génération de ce stress, laissant-faisant croire que cette perte de contrôle de soi, de ses émotions, de ses compétences-performance serait de son propre fait, liée à une sorte d'incapacité-insuffisance personnelle. La critique n'est pas nouvelle on la retrouve en particulier sous la plume d'une sociologue – Valérie Bunel – « les managers de l'âme » (analyse de l'essor des techniques plus ou moins éprouvées du développement personnel dans les entreprises afin d’exercer des formes douces du pouvoir et de développer la performance : https://journals.openedition.org/lectures/794 )
Du coup on peut en venir à mettre aussi en doute la pertinence, la justesse de cette affirmation des promoteurs du mindfullness que la méditation de pleine conscience permettrait de lutter contre le stress et la dépression. Pourtant les études médicales scientifiques d'évaluation des programme MBSR-MBCT viennent plutôt conforter le fait d'une certaine efficacité de cette voie méditative dans la régulation des humeurs dépressives, plus durable en tout cas que la voie médicamenteuse (http://meditation-mbsr-var.fr/wp-content/uploads/2013/04/Les+bienfaits+scientifiquement+demontres+de+la+Meditation+de+pleine+conscience+G+Rodolphe+2013.pdf)
Alors où serait le problème ?
Fabrice Midal aurait-il raison contre les évaluations scientifiques de l'efficacité de la méditation par rapport au stress ou bien ses études ne mesurent qu'un effet statistique dans l'ignorance des mécanismes sous-jacents liés au processus mis en œuvre dans la méditation et qui en expliquerai tout autrement la portée.
La question que doit-elle se poser ainsi, en opposant une vue qu’on pourrait dire philosophique (pour faire le pont spirituel entre approche religieuse et approche laïque de la méditation) et une voie pragmatique de son usage thérapeutique (voire managériale) ?
Il m'apparaît à lire, écouter, réfléchir depuis des années sur le sujet - et sans être encore bien assuré que ma réponse soit complète - que la question peut s'éclairer d'une attention à cette interrogation du sens profond de l’expression « contrôle de soi ».
L'éthique stoïcienne, à laquelle je fais souvent référence, est souvent présentée comme une école dogmatique du « contrôle de soi », tout comme s'il s'agissait simplement par un acte de volonté pure de faire taire en soi le jeu des émotions, traditionnellement posées dans la pensée philosophique grecque antique comme la partie faible de l'âme. http://philonnet.free.fr/passions.htm
Tout comme si la raison (logos) pouvait par le simple fait de sa claire manifestation remettre de l'ordre de manière tout à fait hégémonique dans tout ce « pathos », un peu comme dans une sorte de remède du docteur Coué (un peu caricaturé en réalité aussi) – « je veux donc je peux »… Bref il suffirait par un acte de pure conscience, au sens de l'entendement et de la volonté, de décider de s'en sortir, de se remettre sur les rails, d'être zen. À bien considérer la manière dont les stoïciens envisageaient cette conversion du regard, de la conscience, à force de discipline et d'entraînement, la réalité est bien plus complexe que ce qui que ce que peuvent laisser penser les managers de l'âme et autres officiers du bonheur.
La volonté doit s'exercer pour advenir et produire ses effets par un système de médiations subtiles. Ainsi retrouvons-nous ces fameus « exercices spirituels » donc Pierre Hadot rappelait qu'ils constituaient la ligne d'action quotidienne des stoïciens. https://www.youtube.com/watch?v=ZG_nnSai07g
C’est à force de répétitions des principes et des enseignements, afin de s’en imprégner qu'ils finissaient par former l'ossature même de l'action et des réactions des adeptes du Portique. Il ne s'agissait pas tant de se répéter, pour se persuader, pour se contrôler mentalement et se forcer contre soi ; mais bien plutôt de fortifier en soi ces principes mêmes dont l'âme raisonnable en soi était déjà convaincue, de se remémorer leur bien-fondé dans un souci de soi, ouvert aux autres et au cosmos. Tout cela n’était possible que du fait d'un exercice antérieur de discernement par lequel l'assentiment avais pu être donné à ces représentations justes.
Ainsi donc le présupposé « contrôle de soi parfait et direct » stoïcien doit-il être davantage compris en réalité comme l'affirmation volontariste d'un principe qui fait de la volonté la source où s'abreuve la vertu, pourvu que la discipline de l'entraînement quotidien en actionne la pompe avec effort et constance.
Dans cet exercice quotidien de la méditation formelle la plus traditionnelle qui dans sa forme simple consiste juste à s'asseoir, se poser ; qu'y a-t-il à contrôler ? que puis-je d'ailleurs contrôler ? Peut-être le contrôle postural : être assis, poser là, le dos droit sans être raide… juste cela ! les autres choses qui font la posture viennent après presque en tirant doucement le fil de l'observation de la posture. Car à vouloir tout contrôler dans la posture, déjà ce serait trop sans doute trop ; et une tension se créerait là où le corps doit être juste posé, assis « ni trop tendu, ni trop détendu comme la corde de la cithare afin qu'elle sonne juste » comme l’enseignait le Bouddha.
Ni la respiration ni les pensées n'ont plus sont à contrôler. Elles sont là, juste là ; et l'exercice consiste - tous les guides le rappellent avec une douce insistance - juste à les observer telles qu'elles sont, sans rien vouloir changer. Alors elles changent… En l'absence de toute intentio, de toute volonté , tant la respiration que le flux des pensées s’apaisent en dehors de tout contrôle.
Peut-on croire que cela suffise pour que le stress disparaisse, pour que l’on puisse parvenir à dépasser la faiblesse de notre volonté ordinaire : l'acrasie ? Le mot « acrasie » vient d'être mis sur le devant de la scène par ces trois amis déjà « en quête de sagesse » (Alexandre Jollien, Christophe André et Matthieu Ricard) dans un nouvel essai « A nous la liberté ! ». Le premier chapitre de leur épais ouvrage y est consacré. le « non-pouvoir » (acratos) de réussir à faire ce que l'on veut menace bien en effet notre liberté ; et nos trois amis de citer Saint-Paul
« car je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas »
pour illustrer combien cette faiblesse de la volonté définit l'homme ordinaire comme se plaisait aussi alors appeler Pascal en dénonçant sa duplicité :
« la duplicité de l'homme est si visible qu'il y en a qui ont pensé que nous avons deux âmes »
Comme le note Christophe André « l'acrasie désigne l’ incapacité à tenir ses engagements et ses résolutions ». Matthieu Ricard complète en faisant remarquer que dans la doctrine bouddhiste il s'agit là d'une attitude correspondant à l'une des formes de la paresse. On le sait pour avoir croquer la pomme Adam et Ève ont été condamnés au travail à perpétuité transgénérationnelle.
On le conçoit bien l'impératif catégorique quasi kantien avant l'heure du contrôle de soi attribué à la doctrine des stoïciens n'est sans doute accessible que pour le Sage - ce dernier reste un idéal – y compris et d’abord d'abord pour les stoïciens - laissant toute la place au « progressant » celui qui cherche à atteindre - tout en sachant ne pas pouvoir y parvenir - cet idéal de sagesse. Parvenir à cette maîtrise de soi est en effet un chemin abrupt, escarpé, semé d’embûches, qui nous blessent et nous font mettre plus d’une fois le genou à terre. Cela nécessite de s'équiper pour progresser sur un tel chemin. Ceci demande de la préparation, de l'anticipation, de l'entraînement sur la base d'une réflexion préalable lucide et raisonnée. Seule ainsi l'observation peut emporter l'observance pour espérer traverser la mer houleuse de l'existence et arriver à bon port. Tel Ulysse se faisant enchaîné au mât de son bateau par son équipage dont les oreilles étaient bouchées à la cire d'abeille, afin de ne pas succomber au chant des sirènes…
Lorsque je suis assis ainsi sur le coussin, c'est le temps de l'observation de ce qui est, sans vouloir, sans chercher à rien changer là dans l'instant…Je peux aller voir ces peurs (mais aussi les colères, la tristesse, la honte…) en moi qui génèrent et alimentent mon stress - peur de ne pas réussir, peur d'être mal jugé, d' être réprimandé, puni, colère de me sentir nul, incompétent, tristesse de décevoir, d’être dévalorisé, honte de ne pas être à la hauteu…la liste est longue ne fais que s’étendre dans la rumination et le ressassement des pensées. Cela on peut l'observer sans qu'il s'agisse de le modifier, sans y adhérer non plus ; et c'est dans cet écart de soi à soi que se comprend alors qu'il n'y a rien à changer, car ce qui est là présent à la pensée n’est rien d’autre que pensées, représentations premières.
S'agit-il alors de contrôler ses pensées ou simplement de les accepter comme de simples pensées, comme une perception-interprétation invalide ou à tout le moins inconvenante, inadéquate, erronée ou encore incomplète, insuffisante d'une réalité kaleïdoscopique qui contient bien d'autres dimensions antagonistes, d’autres facettes inaperçues au prime abord - et tout aussi illusoires d'une certaine manière.
Comme le résume Alexandre Jollien : « en pleine acrasie, se souvenir que tout est provisoire, impermanent, c'est se laisser flotter accueillir la pagaille ».
C’est dans cet accueil de tout cela que tranquillement dans l’effort et la discipline de l'observation que le « contrôle de soi » se transforme en un « travail de soi » qui est bien plutôt comme une infusion d'un soi en devenir où la simple volonté de tenir là, dans l'inconfort possible des instants qui se succèdent (la posture, les pensées, les émotions de ne pas être et faire ce qu'on voudrait comme on voudrait) se transforme en la réalisation d'un autre soi libéré de ses peurs et donc de son stress.
Ainsi la patience et l'endurance forme des deux faces rabotées et lissées de la planche de la volonté. Le salut du futur tient dans l'instant de l’assise. Se dire qu'il y a aussi du (bon) pain sur la planche. La motivation de faire le pain c'est aussi de le manger quand il est cuit. La force de notre volonté tient ainsi paradoxalement à réussir à l’ancrer dans l'abandon de l'idée de l'exercer avec force. Renoncer à vouloir être fort quelle que soit la situation pour vaincre le stress a cet effet quasi miraculeux de le dissoudre.
Faire du « bien-être », posé aujourd'hui comme une sorte d'exigence morale de réussir la performance de s'accomplir par le contrôle de soi - un objectif peut être le meilleur moyen de faire émerger une angoisse culpabilisatrice et stressante de ne pas réussir (et donc à «mal-être »).
Ce retour à l’antique méthode stoïcienne qui cherchait sans cesse les moyens de corriger ses représentations , en suivant un manuel pratique du bien-vivre (voir le manuel emblématique d'Épictète) est sans doute salutaire.
« Ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les jugements relatifs aux choses » Manuel d’Epictète - V
« À tout ce qui arrive, souviens-toi de te retourner vers toi-même afin de chercher quelle faculté tu as pour en tirer partie » Manuel d’Epictète - X
Ces considérations pratiques de bien vivre plutôt que les principes dogmatiques que la physique stoïcienne pouvait aussi revêtir nous permet alors de comprendre comment les étapes qui structurent les programmes de méditation de pleine conscience de type même MBCT sont bien davantage des entraînement à paliers progressifs visant à modifier en profondeur nos schémas (et biais) cognitifs. D’ailleurs ces thérapies cognitives sont bien inspirés des exercices spirituels stoïciens et non pas des techniques modernes et savantes, volontaristes du contrôle de soi direct et coercitif. La discipline rime aussi avec bienveillance.
Au final que peut-on penser que l'incitation des managers de l'âme à méditer pour gérer son stress, pour être plus performant ? Il me sembleque dans le pire des cas cela ne conduira rien d'autre que de maintenir la pression et amplifier ainsi le stress ; et dans le meilleur des cas cela peut effectivement dissoudre la peur et du coup aussi éliminer tout attachement qui pourrait être inadéquat à la performance pour un autre bénéfice que le sien (ainsi que celui de ceux avec qui on peut le partager). Ainsi peut s'ouvrir l'horizon pour chacun dans la compréhension qu'il n'y a rien à contrôler pour devenir soi, pour être.
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