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Sans penser...

Dernière mise à jour : 14 nov. 2023

Être sans penser

Le Vide, la petite mort de l'égo

La plénitude de la Vie




Allongé dans mon lit en pleine nuit, ces mots adviennent dans l'esprit, en forme de "Haïku", auxquels je m'entraîne parfois, et raisonnent en moi comme un "koan". L'esprit est en éveil, entre rêve et méditation - rêve lucide où des mots s'enchaînent, où la pensée, la vie, la mort, le vide s'entremêlent. Ces mots, je les note pour moi-même, dans la crainte qu'ils ne s'évaporent de l'autre côté. L'esprit gagne en sérénité, : ces pensées-là ne se sont pas échappées.

Quel enseignement puis-je en tirer ? Pourquoi sont-ils venus ? pour me dire quoi ?

En écho encore, me viennent à l'esprit, les propos de ce livre que je viens de démarrer de dialogue entre Jean-Pierre Changeux et Paul Ricoeur autour du débat "La nature et la règle" , une sorte de déclinaison du débat "nature/culture" à propos du rapport "esprit/cerveau", et aussi d'un article de Philo magazine que je viens de lire à l'instant, en me levant, en prenant mon petit-déjeuner, et où il est fait référence à l'expérience de pensée du "zombie" de David Chalmers dans "L'esprit conscient". M'est venue aussi à l 'esprit la référence du livre de François Jullien "Le sage et sans idée" que j'évoquerais plus longuement à la fin...

Tout cela bouillonne dans mon esprit comme les ingrédients de ce nouvel article au cœur de mes peurs. Je pense trop ...!

L'origine de ces mots, "sans penser", tient plus particulièrement à la lecture récente du livre de François Roustang "Le secret de Socrate pour changer la vie". Au regard de l'image dominante, transmise par son disciples Platon, puis de générations en générations de philosophes, faisant de Socrate (lui qui n'a rien écrit...), le père de la philosophie. Cette lecture est décapante, étonnante, voir déconcertante. En effet, Socrate devrait être, selon cette iconographie apologétique, la figure même du penseur. Mais voilà que Roustang tire un tout autre fil, s'appuyant sur une toute autre image de Socrate : "Socrate le sorcier" mise en évidence par Nicolas Grimaldi . Roustang cherche alors à comprendre ce qui fait la spécificité du Socrate historique pourtant inconnaissable, son extravagance, son originalité, son atypisme, sa folie même peut-être. Lui-même, cité par Platon, se disait « atopotatos » (Théètête 149 a) ; ce qui veut dire « hors lieu », étrange, extravagant, absurde, inclassable, déroutant. Socrate répète aussi inlassablement "je ne sais rien" . Voilà qu'il nous apparaît non pas comme un maître à penser, mais au contraire comme un maître à ne plus penser. Comme le montre François Roustang, Socrate prend ses distances vis-à-vis de la pensée raisonnée, et pas simplement à l'égard des sophistes. L'attitude souvent de Socrate, est de "se retirer comme il l'a fait tant de fois, dans le vide de la parole réfutée, par toute parole vidée de son sens. Se tenir à l'écart pour exercer le non savoir, se mettre à l'écart pour retrouver le commencement. [...] à peine même la certitude d'exister, plutôt une plénitude qui ne se pense et qui ne se sent. Le retrait comme degré zéro du faire et du penser. À l'inverse, tout peut être résolu parce qu'il n'y a plus rien d'idéal, rien qui surplombe, la pensée s'est réduite à la chose." (p.216-217)

La figure de Socrate sur laquelle s'est longuement penché aussi Pierre Hadot, le philosophe de l'antiquité, est sans plus proche du chaman que du philosophe comme François Roustang semble le penser en citant Henri Joly un autre philosophe (Voir l'entretien de François Roustang avec Frédéric Lenoir dans "les racines du ciel") Pour Socrate, dans ses dialogues, l'objectif semble ici par la médiation du langage et d'un pseudo raisonnement, d'arriver à semer la confusion dans l'esprit de son interlocuteur, le vider de ses fausses certitudes, à le "narcotiser", l'engourdir tel un poisson torpille ; avec l'intention non pas d'atteindre la vérité, mais le doute quant au savoir, peut-être même quant à la pensée elle-même (voir le chapitre le narcotique dans le livre de François Roustang). Ce que vise Socrate, c'est moins l'accès au savoir conventionnel de la raison, qu'à partager son ignorance affirmée, revendiquée, qui selon Roustang n'est pas le contraire du savoir, mais "un autre savoir, un savoir beaucoup plus puissant" , relevant plutôt de l'ordre intuitif. C'est le type de savoir ou plus exactement de disposition, de posture que Roustang préconise et développe pour lui-même, dans la pratique thérapeutique. Pour lui, Socrate est davantage thérapeute que philosophe. La parole-pensée lui sert de médiation avec d'autres niveaux et états de conscience, avec ses interlocuteurs. Pour Socrate, la pratique de la parole mêle étroitement thérapeutique et politique. Il s'agit moins peut-être d'aider ses concitoyens à aller mieux, à trouver un bien-être personnel comme on l'entend dans notre modernité, une forme d'épanouissement de soi-même ; que de développer un être-à-la-Cité empreint de " justesse et de sagesse " (formule qu'il utilise couramment). C'est une autre manière de comprendre le "bien-être " , ici de la Cité, qui est d'y trouver sa juste place, de vivre selon l'ordre de la communauté, en conformité avec l'ordre de la Nature, du Cosmos. Nature et culture ne s'opposent pas dans une telle vision du monde , « animiste » dirait Philippe Descola ("Par-delà nature et culture"), qui constitue et institut les chamans. Là est la Vertu socratique, celle que développera l'école stoïcienne plus particulièrement. On est bien à l'opposé de l'approche des sophistes , pour lesquels l'usage du langage permet de frayer un passage dans l'art de gouverner la Cité, au sens de pouvoir y exercer une excellence cultivée, éduquée, permettant d'orienter la pensée des citoyens. La politique apparait ici comme moyen de forger les opinions, au fondement paradoxal de l'ordre démocratique qu'il vise à instaurer, où raison, logique et rhétorique s'entremêlent. Sans doute peut-on voir dans cette opposition générique, celle que nous voyons aujourd'hui entre ce que l'on peut appeler la vertu du politique au sens noble et la "vertu" (compétence technique ici - techné ) politicienne. Ainsi ne pas penser, tourner le dos à la sophistique, cet art (techné) de penser, permet de s'accorder avec la Nature, de vivre en conformité avec elle. On retrouve bien là, la veine de la "pensée" stoïcienne où l'articulation de la parole confine, y compris dans ses formes dogmatiques, à l'accomplissement des "exercices spirituels". La vertu stoïcienne est bien dans la manière de vivre, en exerçant son rôle, sa place dans la cité :


« ton affaire c'est de jouer correctement le personnage qui t'a été confié ; quand tu as le choisir c'est celle d'un autre. » Épictète - Le manuel

Il y a là toute une philosophie de la vie "en conformité" qui s'oppose et qui se heurte à nos sensibilités modernes, individualistes, où trouver sa place est plutôt tâcher de se faire une place au soleil. Le souci de soi oriente plutôt dans le souci de la Cité, des autres comme on le notait déjà dans l'article précédent en citant Pierre Hadot ("Soi comme Autre"). Rompre avec les pensées toutes faites, cultiver l'ignorance et le doute en soi, en abandonnant les formes usuelles de la pensée, "être sans penser" apparaissent alors comme la condition de se connaître soi-même au sens antique, de trouver sa juste place dans le Cosmos-Cité. Cette vision thérapeutique antique, bien éloignée du développement personnel, s'inscrit dans une approche spirituelle, une école de sagesse, dans la recherche d'une vie d'équilibre et de mesure, brisant l'élan de l' "Ubris" qui souvent nous emporte au-delà de nous-même. On le voit, « être sans penser » interroge le rapport entre d'une part la philosophie ( au sens occidental du terme) qui développe et valorise la pratique de la pensée raisonnée comme moyen d'accès à la Vérité, posée comme raison du monde, et qui trouvera dans la formule cartésienne du cogito "je pense donc je suis" , une clé pour ouvrir la modernité ; et d'autre part la sagesse comme manière d'être au monde "sans penser" , une voie explorée de son côté par François Jullien à propos de la figure du Sage dans la tradition chinoise. Dans « Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie », François Jullien comprend le développement de la pensée chinoise comme le choix de la pratique de l'existence - le propre pour lui de la sagesse- distinct de la voie de la philosophie rejetée dans la tradition confucéenne-taoïste. Pour François Jullien, là où la philosophie conçoit la vérité, la sagesse réalise "l'évidence" dans l'ordinaire de la vie pratique, quotidienne. Pour le sage, « être sans idée », ce n'est pas être vide d'idées, mais ne pas s'attacher à une idée privilégiée, et plutôt faire jouer les idées non comme des moyens d'accès à une vérité, mais plutôt comme le dégagement d'un chemin du "juste milieu" , par lequel il s'agit d'être en résonance avec ce qui advient. (pour une présentation raisonnée du livre de François Jullien voir le texte ici : https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1999_num_97_1_7141_t1_0186_0000_2 - voir aussi la conférence de François Jullien "Sagesse ou philosophie")

Le détour par la Chine permet de mieux comprendre que « sans penser », ce n'est pas être « sans pensée ». Les pensées ne peuvent pas ne pas être là. La question est plutôt qu'en fait-on ? s'agit-il nécessairement d'établir leur noblesse et leur justesse dans une pensée articulée, raisonnée -ce qu'est le fait de penser - ou bien de les faire jouer comme une possibilité de s'ajuster à l'impermanence tout à la fois du monde et de notre Être ? On retrouve là, le questionnement sur ce que peut vouloir dire « penser ». Est-ce simplement "être sans pensée" ? Ne retrouve-t-on pas là, l'injonction -mal comprise- de la méditation -« ne pas penser » - ou plus exactement ce qu'elle signifie du point de vue de l'expérience : il y a là des pensées mais nous ne sommes pas obligés de les suivre, "de penser" , c'est-à-dire de s'y attacher, de focaliser sur elles, de s'y enchaîner, en suivant une ligne plutôt qu'une autre, dans une certitude, comme pour occulter, oblitérer l'inquiétude. Il ne s'agit pas tant de réfléchir (penser) à sa vie et à ce qu'elle doit être, mais de se connecter à la vie qui est déjà là. C'est aussi ce qu'exprime Fabrice Midal avec ses mots lorsqu'il invite à « se foutre la paix ». Pour lui c'est ce raccourci de la pensée qui permet d'être non pas dans la pensée de ce que l'on fait, de ce que l'on a fait, ou de ce qu'il y a à faire, mais d'être véritablement présent à ce que l'on fait, en action, vivant, dans la connexion à ce qu'il se passe en nous à ce moment-là.

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