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Photo du rédacteurThierry Raffin

Sagesse et Vérité

Vouloir confronter ainsi dans un simple article « sagesse » et « vérité » serait sans doute bien téméraire car il faudrait d'abord être clair sur la « sagesse » et sur « la vérité ». Tous les articles de ce blog sont une constante recherche de toucher toujours un peu plus ou un peu mieux au sens de ces mots. Les rapprocher peut être un moyen d'avancer dans cette intention. Ce qu'on a pu en comprendre et en dire jusqu'ici nous laissent entendre que ces « concepts » résonnent sous forme de valeurs, d'objectifs ou d'ambitions asymptotiques. Pour autant qu’elles puissent correspondre à une réalité, elles nous apparaissent dans la pratique même de l'expérience humaine hors d'atteinte, hors de notre portée, inatteignable - sauf exception. Mais si nul ne peut être sage, ni détenir la vérité, à quoi nous sert cette idée de vouloir devenir sage ? À cultiver la voie de la sagesse ? N'est-ce pas une illusion supplémentaire dont qu'il conviendrait mieux de se défaire ? Ne serait-ce pas plus sage d'y renoncer ? Ou bien la juste compréhension de la vérité peut-elle constituer un chemin paradoxal vers la sagesse ?



Sagesse et vérité descendent sur la terre - Pierre Paul Prud'hon - 1799

On pense souvent que seul le Sage détient la Vérité. Ainsi un lien est-il établi entre « sagesse » et « vérité » . Seule la possession de la vérité permettrait d'accéder à la sagesse, et seul le sage peut trouver la vérité. On le voit, ainsi formulée , cette liaison est comme une forme d'identité entre « sagesse » et « vérité » ; mais du coup nous sommes confrontés aux problèmes insolubles de notre pensée logique, telle celle de la poule et de l’oeuf… La référence alors à la philosophie et son étymologie comme « amour de la sagesse » semble dans un premier temps nous éclairer, en faisant de cet amour la recherche de la vérité, autre définition de la philosophie dans notre tradition occidentale. Cependant on comprend vite qu'il y a là en même temps qu’une voie, qu'un chemin d'accès, une tension dans les termes qui constituent aussi l'amorce d'une résistance, d'un effort à atteindre un objet, toujours à réitérer, à renouveler. Cela ressemble alors à une sorte de supplice comme celui de Sisyphe condamné à remonter éternellement un rocher au haut d'une colline, pour châtiment de son ambition démesurée à vouloir conquérir l’immortalité des dieux ( leur « sagesse, et leur « vérité » ). Faudrait-il alors renoncer à cette ambition pour trouver la paix et éviter le châtiment du désespoir ? Encore une fois cette image mythique ne revêt pas un sens univoque , et certaines de ses interprétations modernes, existentialistes peuvent nous éclairer. Ainsi Albert Camus, dans son essai philosophique « Le Mythe de Sisyphe » sur l’absurde de la vie, cherche à montrer que malgré son absurdité apparente ressentie, la vie humaine vaut la peine d'être vécue. Il termine son essai par cette formule éloquente : « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Il s'agit sans cesse de manier les contraires, d’approprier la contrariété. Cette remarque nous plonge tout à la fois au cœur même des différentes traditions philosophiques, celle de l'Occident avec les stoïciens, et celle de la Chine avec le taoïsme et le confucianisme. Ce rapprochement peut apparaître étonnant car l'une et l'autre étirent la pensée de manière différente sur ces termes rapprochés de « sagesse » et de « vérité ». François Jullien dans un livre lumineux (« Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie" ) le met bien en évidence. D'un côté la philosophie occidentale qui s’est concentrée sur la figure de l’Etre et sur la conceptualisation de la Vérité, et de l'autre la pensée chinoise plus intéressée par la pratique de l'existence, plus volontiers associée à l'idée de « sagesse ». François Jullien voit ainsi dans la pensée chinoise « l'autre de la philosophie ». À le suivre, il y aurait un rapport distendu du sage à la vérité, qui est la recherche d'une idée du vrai, tendue comme un désir et une volonté de défense de ce point focal privilégié de la pensée. Or la figure du sage oriental met celui-ci à l'écart du désir, voire même de l'étonnement qui est le geste premier de la philosophie. « le sage est sans idée », ce qui ne veut pas dire qu'il ne pense pas, mais qu’il fait le choix de ne pas s'arrêter à une idée privilégiée, afin de cultiver l'ouverture à toutes choses. L'engagement, la conscience du sage est sans parti pris. C'est une pensée du « juste milieu » qui n'est ni une demi-mesure, une forme de compromis, ni une volonté de se tenir au centre, à égale distance des choses, des positions. Le « juste milieu » est ici une mobilité de l'esprit qui s'ajuste aux circonstances du moment dans une harmonie avec ce qui est là à cet instant. Ce qui, bien sûr, remet en cause l'idée même de vérité, ou plutôt la redéfinit du côté d’une évidence du réel mais aussi dans son ambivalence, sa composition, sa transformation perpétuelle. Ainsi redéfinie, la vérité nous ouvre à cette autre notion plus large de la lucidité ( voir les articles précédent « En vérité » et « De la lucidité »), une forme de clarté de l'esprit permettant un accès direct à la réalité. Ce mode là même de la connaissance de soi et des choses, accessible via le troisième œil de la tradition ( https://www.viversum.fr/online-magazine/troisieme-oeil), par une autre voie donc que celle de la raison, du mental, de l'intelligence : l'intuition.

Ce dernier terme comme on l'a vu dans l'article sur la lucidité fait partie du vocabulaire aussi de la philosophie – nous y reviendrons sans doute dans un prochain article. Il nous ramène sur les terres de la pensée occidentale et permet de faire un pont entre la pensée chinoise et la philosophie et vers ces rares moments où cette dernière ose défier la raison en mettant en lumière ses propres limites. On peut pour cela s'appuyer sur l' œuvre de Bergson, et en particulier un article « L’intuition philosophique » de son dernier ouvrage « La pensée et le mouvant » (https://www.youtube.com/watch?v=SOiRTiZVAPo) . Bergson y met en évidence comment l’intelligence est la manière humaine de penser- raisonner, humaine c'est-à-dire limitée. Pour lui, l'intuition philosophie constitue un effort pour dépasser ces limites, pour ressaisir autrement ce que l'intelligence a écarté : le mouvement, la transformation constante des choses. L'intelligence est une connaissance par séparation, par mise à distance des objets. L’intuition est un mode de connaissance direct, plus élevé, plus assuré d’une certaine manière. Ce que disait Spinoza aussi en mettant au-delà du mode de connaissance par la raison seule, la « science intuitive ». Pascal, contre Descartes, le disait aussi à sa manière avec ses mots en affirmant que « le cœur a ses raisons que la raison ignore », et qu'il convient de ne pas se soumettre à la seule raison. C'est donc là aussi en Occident une toute autre ligne de penser la vérité qui se dessine, qui se rapproche de la conception orientale de la sagesse. Ainsi Pascal est-il souvent critique de l'esprit philosophique, incarné alors par Descartes « inutile et vain », au point qu'il fait débat quant à savoir s'il peut être considéré comme un philosophe, ce que lui-même refusait , tout comme il fait débat que la pensée chinoise puisse être reconnue comme philosophie. Lui aussi développait une « philosophie » de l'équilibre, comme ses "Pensées" sur les « contrariété » l’attestent. Pour Pascal, la vérité se situe dans l'affirmation simultanée des contraires, considérés comme des excès qu'il s'agit d’équilibrer pour extraire la vérité :

« Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison » Pascal (fragment 253)

Ainsi ainsi là où Descartes veut prouver par la Raison l'existence de Dieu - ce que Kant remettra aussi en cause - Pascal déjà ironise :


« Plaisante raison, qu’un vent - celui de l'imagination - manie en tous sens... » Pascal ( fragment 82 ).

Il oppose « l'esprit de finesse » et « l'esprit de géométrie », comme l’intuition à la raison, tout en précisant que les deux et leur équilibre sont nécessaires . Ainsi la vérité de l'homme est-elle tout à la fois dans sa grandeur et sa misère, dans l'affirmation simultanée de ce qui en fait la grandeur, comme dans le dogmatisme stoïcien ; et de ce qui en fait la misère, comme dans le scepticisme pyrrhonien. Rassembler ainsi deux écoles essentielles de la philosophie antique pour penser la vérité de l'homme et « pour l'homme », est une manière de conjuguer sagesse et vérité. Il est intéressant alors de penser au cœur même des tensions qui font la grandeur de la philosophie stoïcienne, cette manière d'articuler l’ordre et le désordre du monde, pour tracer un chemin vers la sagesse souvent pensée par les adeptes du portique cependant comme un idéal hors de portée de l'homme. La pensée stoïcienne chante l'ordre du monde, le « Cosmos », pour désigner la totalité telle qu'elle doit aussi se manifester dans la raison humaine, par le contrôle des passions. Mais c'est dire aussi l'existence des passions et du désordre dans le monde, et de la nécessité de les prendre en compte pour les intégrer dans l'harmonie, et non en faire une matière d'opposition et d'antagonisme. Là est la subtilité, la complexité de la philosophie stoïcienne qui n'est jamais une pensée du rejet, de l’exclusion. Le désordre fait partie du monde, les stoïciens le reconnaissent d'abord dans le fait des accidents de la vie qui composent le destin, avec les maladies, les souffrances, la mort, autant d'épreuves que connaissent tous les hommes, et qui paraissent s'opposer radicalement à l'harmonie au sens ordinaire, c'est-à-dire au monde tel que nous voudrions qu'il soit. Pour les stoïciens, et c'est là la voie de la sagesse : toute notre grandeur consiste à se hisser à la hauteur de l'harmonie du monde, en considérant nos misères comme une de ses composantes par lesquelles notre existence revêt un sens éthique. Il ne s'agit pas tant de souffrir en silence et de se résigner, que de comprendre l'Harmonie et l'Ordre profond du monde, non comme une absence de désordre, mais comme la réunion des contraires. Pas de biens sans les maux. Comme l'affirme clairement Sénèque :

« l'harmonie du monde est formé toute entière de dissonances ».

« L'hymne à Zeus » de Cléanthe, le plus ancien texte conservé de la tradition stoïcienne affirme déjà :

« Tu [Zeus] a ajusté en un tout harmonieux les biens et les maux ».

Expression étonnante peut-être à notre esprit à la recherche d’une définition du « bien-être » un peu plate, mais qui ne choquerait pas Pascal. « La contrariété doit être à son maximum pour que se manifeste dans tout son éclat la puissance de la raison organisatrice, et que l'harmonie soit aussi riche que possible ». ( Robert Muller, « Intégration du désordre dans l'ordre : les stoïciens ou l'harmonie de tous les contraires. » ) (https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2013-1-page-89.htm) --

Ainsi la pensée stoïcienne se développe à partir d’une juste compréhension de la composition du monde et repose alors sur la capacité de discernement. D'abord d'avoir savoir discerner le vrai du faux, mais ceci ne suffit pas à établir la « vérité » au sens des stoïciens. Celle-ci est constituée par la connaissance d'une multiplicité de choses vraies. Cette connaissance est alors un chemin de l'expérience humaine qui est aussi celui de la sagesse. C'est pour cela que pour les stoïciens « la vérité est dans le seul sage » qui peut resituer la connaissance dans l'ordre du monde et en faire un bon usage - c'est-à-dire savoir manier le « vrai » et le « faux » selon les circonstances. La sagesse déborde là de toutes parts l'impératif catégorique de la morale à ne pas mentir. La vérité n'est pas le contraire du mensonge, mais une affaire de lucidité sur l'utile et le bien par-delà le faux ou le désordre. Cette courte traversée des siècles et des orients nous permet une première réponse à cette question posée de la possible articulation de la sagesse et de la vérité sur un mode paradoxal. C'est à condition d'en penser les termes non pas comme des réalités tangibles qu'il faudrait établir ou atteindre, mais comme le cheminement de l'expérience même de la vie - où le vécu permet à la raison de s'ouvrir à l' œuvre de la lucidité, à laisser jouer la force de l'intuition - que l'on peut penser ensemble sagesse et vérité.

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