La pratique de la méditation est parfois critiquée comme une pratique égoïste. Le méditant s’y réfugierait pour chercher son bien-être personnel, fuyant en quelque sorte le monde, fermant les yeux sur la souffrance qui l'entoure. Bref il s’enfermerait dans une sorte de tour d'ivoire d'un bonheur solitaire afin de se protéger et de ne pas être affecté par le mal-être des autres. De nombreux maîtres de méditation, et parmi eux Matthieu Ricard, ont su déjà montré combien une telle vue était erronée, que la méditation formelle, rituelle n'était pas le tout de la méditation, que cette dernière devait être comprise comme un entraînement de l'esprit pour développer - bien au contraire - la compassion envers les autres selon les veux des bodhisattva. C'est aussi l'enseignement patient de Grégory Kramer dans « le dialogue conscient ».
Dans un article précédent sur « la souffrance » nous avions déjà mis au centre de notre intérêt cet ouvrage de Grégory Kramer, fondé sur « les quatre nobles vérités », conjuguées sur le mode des relations interpersonnelles (première partie du livre). Nous revenons pour mettre en lumière les enseignements de la pratique fondés sur la reconnaissance profonde de notre chemin d'humanité, à la lumière du « noble chemin octuple ». Le dernier chapitre « Simplement humain » résume d'une certaine manière le projet de ce livre ciselé par l'expérience, l'écoute et la bienveillance. Grégory Kramer y écrit :
« Les chemins personnel et interpersonnel du détachement sont complètement enchevêtrées. Ils sont finalement un. […] l'ordinaire et l'extraordinaire dans la pratique ne sont pas non plus deux chemins […] dans tout moment il y a l’ expérience […] quand tout est dit nous revenons à notre humanité de base. L'ordinaire et l'extraordinaire sont au service de l'honnêteté de la perception. […] ceci - offrir le meilleur de nous-mêmes - est tout ce que nous faisons. C'est tout ce que nous pouvons faire. […] C'est tout ce que nous avons à offrir, cette vérité de notre humanité partagée. »
C'est par cette citation que se termine le livre :
Nous partageons La souffrance Le désir Le potentiel de relâchement de chaque instant Et une forme de détachement
Cette pratique de la méditation interpersonnelle à laquelle invite Grégory Kramer qui consiste à pouvoir entrer dans un dialogue conscient où la parole à l'autre et à soi (ou l'inverse ?) s’extrait de la voie du silence et de l'écoute, s'articule autour de 6 consignes présentées comme des moments distincts d'une pratique au cœur même de ce chemin vers notre humanité partagée :
- Se poser - Se relâcher
- S'ouvrir
- Faire confiance à l'émergence
- Ecouter profondément
- Dire la vérité Chacune fait l'objet dans le livre d'un exposé détaillé ancré dans l'expérience et rapporté aux enseignements traditionnels ; mais au final l'auteur rappelle bien qu'il faut les considérer dans leur synergie (chapitre 16) et qu' « une pratique attentive de ces consignes révèle aussi qu'elles sont une seule et même chose dans l'expérience » (page 175) Elles s'enchaînent et se comprennent l’une par - et dans- l'autre et « elles fonctionnent élégamment en paires » (page 176). Il m'est apparu que cette paire centrale "s'ouvrir" et "faire confiance à l'émergence" pouvait s'entendre comme une sorte de clé à la fois de compréhension-vérité et de voûte, de ce dialogue conscient. Même s'il y a beaucoup à dire et à comprendre des 4 autres consignes dans les enseignements de Grégory Kramer « s'ouvrir et faire confiance » creuse un puits quasiment insondable au cœur même de notre humanité, de notre vulnérabilité. In fine, c'est bien celle-ci qu'il nous faut ouvrir en confiance. L'ouverture est « la base de la méditation interpersonnelle » (page 127), la clé même de « la porte à la rencontre de la co-méditation » (page 128). Ce moment crucial autorisé par la pause, le relâchement est aussi celui d'une confrontation à nos peurs de l'autre, en tant qu'il est source d'incertitude liée à la rencontre des désirs susceptibles de se croiser,de se percuter et de s'opposer.
Apprendre à s'ouvrir c'est prendre le risque et faire l'expérience de l'abandon. L'abandon de ce qu'il y aurait à protéger, à sauver : l'abandon de ce sens du moi isolé auquel nous nous sommes attachés et qui au fond n'est que la source même de notre vulnérabilité. Abandonner le moi permet de transcender la peur et la vulnérabilité du côté de l'Etre. « Nous sommes libérés du fardeau de soutenir un moi » (page 135). L'issue pour traverser le voile de "l'illusion du moi" est dans la consigne suivante faire confiance à l'émergence L'émergence est la reconnaissance de ce qui est là, juste là, qui advient en dehors de notre volonté, en rupture à nos désirs ou nos craintes, dans l'impermanence. « Faire confiance », c'est ce mouvement immobile de l’Etre qui se compose dans la simple acceptation de ce qui est là, impermanent. Il n'y a donc rien à vouloir, rien à faire juste être présent à ce qui est, soi-même, l'autre. Plus encore cette confiance ouvre du côté de la compréhension de l' « Un » ; l'autre en face est un autre moi-même dans sa qualité d'Etre ; et cette ouverture à la non-dualité permet l'émergence de l'autre en moi, dans la vérité, dans l'unité du Soi que nous sommes .
« Faire confiance à l'émergence », c'est se connecter au présent dans l'acceptation de tout ce qui est là (voir article "c'est inacceptable !"), dans l'abandon de toutes les projections qui nous entraînent dans des jeux convenus, convenables auxquels nous cherchons à adhérer pour faire advenir les choses désirées, pour éviter les choses craintes. C'est accepter cette vérité dérangeante de notre impuissance à contrôler les événements, par l'exercice de la patience et du détachement.
« La patience ouvre des portes que l'effort maintient fermées à double tour » (page 142).
« Faire confiance à l'émergence » nous ouvre une perception non filtrée par les attentes et les visions conditionnées ; nous permet ainsi de découvrir le Soi par l'autre et par le fait de s'abandonner - de renoncer au contrôle. Là s’ expérimente pleinement alors la vérité des deux premières consignes « se poser » et « se relâcher » ; là commence alors la possibilité de s'ouvrir aux deux dernières consignes « écouter profondément » et « dire la vérité ».
« S’attacher c'est souffrir ; faire confiance à l'émergence est se rendre au mystère d'être conscient » (page 146)
« Dire la vérité » : il importe de préciser que cette consigne n'a rien à voir avec une morale religieuse qui commande de ne pas mentir selon une dialectique de l’aveu/culpabilité. C'est bien plutôt réussir à trouver le centre de l’Etre, à comprendre le jeu émotionnel dans lequel nous sommes pris dans une relation aux autres, afin d'abandonner le mode réactif et s'inscrire plutôt dans un schéma de « dialogue conscient ». On peut alors le rapprocher comme le fait Grégory de la CNV (communication non violente) . Il s'agit de toucher l'expérience du ressenti au regard de ses besoins, afin de trouver par les mots les voies de construction d'une relation ouverte et apaisée dans l'interaction respectueuse de l'écoute de soi et de l'autre.
Cependant ce chemin du dialogue conscient balisé par les 6 consignes n'est pas un chemin lisse. Il est plutôt chaotique, comme celui de la méditation formelle, personnelle, tant les déviations sont possibles que ce soit « l'identification aux émotions », « l’enlisement dans des gentillesses superficielle », « l'identification à la pensée », « se prendre pour le maître », « se retirer de l’interpersonnel », « l'avidité des expériences » (chapitre 19).
Ainsi Grégory Kramer indique-t-il un chemin où la méditation personnelle nous permet de cultiver les qualités nécessaires à fonder un dialogue conscient. Méditation personnel et interpersonnelle n'étant au final qu’un entraînement à l'expérience ordinaire d'être vivant, ouvert dans nos relations quotidiennes avec les autres, à savoir vivre ensemble dans la vérité de notre humanité.
On peut aussi retrouver cette veine d'enseignement chez Fabrice Midal qui propose aussi explorer le sens de l'ouverture dans la méditation par ce dialogue conscient, d'abord avec soi-même. Il le fait à partir d'une lecture symbolique non religieuse des 6 mondes de la Tradition bouddhiste telle qu'elle a été développée par Chögyam Trungpa ( https://www.youtube.com/watch?v=LzJ6McwykXk&t=20m)
Il s'agit de comprendre comment ces 6 mondes ne sont pas des hors-notre monde mais des figures imagées des états d'Etre qui nous traversent intérieurement et qui sont étrangers à la nature profonde de notre esprit. Par ce chemin de la connaissance intime du sens des 6 mondes, il devient possible d' « entrer en amitié avec soi-même » comme le dit Fabrice Midal. S'ouvrir à soi-même afin d’assécher les sources de notre mal-être. Un chemin d'enseignement qui mériterait sans doute un autre article…
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