Après la colère, voici la tristesse. Après ces deux articles consacrés à la colère, je ne pensais pas traiter de la tristesse et des pleurs. La vie est ainsi faite...un événement brutal... un coup de fil... la mort d'un être cher... et les larmes s'écoulent. Et toujours ces mêmes interrogations : comment ne pas s'abandonner à la tristesse jusqu'à s'y perdre ? Comment s'y retrouver au contraire ? Là il semble de manière plus évidente que "oui pleurer c'est naturel " ! Et pourtant n'a-t-on pas entendu dans notre enfance - et n'entend-t-on pas encore- dans les squares des jeux d'enfants, dans les cours de récréation - et longtemps après encore parfois à l'âge adulte - cette petite phrase qui se veut consolatrice : "ne pleure pas !" (ou sa forme un peu plus dure "arrête de pleurer..."
Pourquoi les larmes paraîtraient-elle toujours en trop ? Ne seraient-elles pas aussi libération par le nettoyage de la peine, et la source vive d'une paix profonde ?
Je propose là de s'interroger sur le sens de cette petite phrase. N'est-ce pas un mélange un peu confus. D'abord il y a un élan de compassion qui voudrait qu'on puisse aider celui qui est dans la tristesse d'un mal qu'il ressent en lui et qui l'affecte. En séchant ses larmes ou en les lui faisant sécher, là maintenant, tout de suite on voudrait ainsi dans l'instant, éponger, assécher sa tristesse, éteindre sa douleur. Peut-être même peut-on penser pour un enfant qui pleure, que "tout cela n'est finalement pas bien grave", que "ce n'est qu'un petit bobo" qui ne mérite pas vraiment tous ces pleurs et ces larmes. Mais "pas bien grave" par rapport à quoi ? peut-être pense-t-on alors - sans vraiment y penser ; sans vouloir y penser - qu'il nous faut garder les larmes pour les morts qui seuls les mériteraient et les justifieraient. Il suffit alors d'évoquer certains rituels mis en place comme celui des "pleureuses" depuis l'aube des temps et jusqu'à très récemment encore dans nos campagnes, pour accompagner la mort ; pour comprendre qu' il y a dans cette institution de l'expression de la tristesse comme une sorte de refoulement ou d'inhibition paradoxale aussi de cette émotion. Car pleurer avec ostentation et force démonstrative à la place de ceux qui sont directement affectés n'est-ce pas une forme éminemment élaborée et socialisée du "ne pleure pas !", adressé à ceux-la mêmes qui souffrent. Il s'agit de chasser en quelque sorte les mauvais esprits de la tristesse.
Tout cela peut interroger non pas tant sur la sincérité ou non des manifestations de tristesse, mais sur la manière dont elles peuvent être ou non acceptées, manifestées, légitimées selon les circonstances. Tout se passe alors comme si la tristesse autorisée ne pouvait s'exprimer que dans des formes - sinon contenues du moins convenues et convenables.
Sans doute la tristesse fait-elle peur renvoyant à cette peur primordiale, primitive (au sens de première) qui est celle de notre finitude. Si notre propre mort peut nous faire échapper à la tristesse ; le plus souvent c'est ce qu'elle laisse en héritage et en tout premier lieu à ceux qui restent ; les confrontant ainsi dans l'arrachement à leur mort à venir, inscrite dans le fait même de vivre, et à cette pensée que "nous ne sommes pas grand chose, et que la vie est éphémère et trop brève"...
Ainsi pour éviter le désordre émotionnel de la tristesse, associé, comme on l'a déjà vu, au risque de désordre sociétal - au point que les sagesses antiques commandaient de taire et de juguler les passions - faut-il lui trouver une mise en ordre qui passe doublement : par sa mise en scène paroxystique face à la mort et par une division sociale et sexuelle du travail de deuil et de lamentation. Ainsi les pleurs sont-ils dévolus aux seules femmes et la force de caractère associé au rôle masculin commandant dès le plus jeune âge que "les hommes, çà ne pleure pas !". Mais ne faut-il pas en finir aussi avec cette peur ancestrale, avec cet exorcisme paradoxal de la mort ? ne faut-il pas enfin comprendre - et convenir - que la tristesse n'est pas pas tant un effondrement de l'Être, une faiblesse de caractère, de l'âme ; mais bien plutôt une forme émotionnelle qui permet de fortifier l'être, en lui permettant de toucher, de saisir l'essence même de la vie. La tristesse permet, autorise alors de se ressaisir, de se (re)cueillir soi, en accédant à une certaine sérénité dès lors qu'est passée la peur de la douleur qui forge la souffrance.
Il est alors bien difficile de mettre cela en mots comme je le tente ici, tant la douleur rime avec pleurs.
Mieux que les mots , la musique peut permettre d'exprimer ce sentiment de plénitude de l'être, cet accord mystérieux de la tristesse et de la joie que constitue le fait d'expérimenter dans son âme le sentiment profond de vivre, pleinement y compris dans la douleur. Et alors, l'écoute musicale peut se nourrir et nourrir l'état méditatif qui nous permet d'habiter la vie de l'ici-bas, de ce monde. Laissons place à ce morceau de Monsieur Jean de Sainte-Colombe, "les pleurs" et au ressenti qui parle à notre âme.
Au départ les mots manquent pour explorer la gamme des sentiments. Puis il y a ce son long de la viole comme une plainte infinie qui est un déchirement de l'être ; puis les cordes sont pincées une à une rapidement dans des sonorités claires et distinctes, explorant, avec curiosité et surprise, les différentes émotions qui y sont contenues, entrant en résonance subtile entre elles. Puis l'archet reprend sa course sur la viole dans une lente sarabande dynamique, parcourant toute cette gamme sous-tendue des émotions ouvrant tout l'espace émotionnel à une nouvelle sérénité qui est aussi un apaisement, la découverte de nouvelles profondeurs dans le déroulé de la partition qui donnent alors - bien au-delà de la plainte - accès à la plénitude de l'être.
Alors nul besoin de pleureuses, ou de toutes leurs larmes ! laisser couler une larme suffit à l'homme pour contempler l'unité de la vie et de la mort dans le grand miroir sans fond de l'existence, comprenant qu'il faut la pluie pour que l'arc en ciel irradie le ciel de sa lumière et de ses couleurs.
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