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Photo du rédacteurThierry Raffin

Méditation et philosophie

Dernière mise à jour : 21 févr. 2020

Le mot « méditation » est surchargé d'images ; et cela d'autant plus aujourd'hui que c'est une pratique devenue médiatique, voire à la mode. Il est alors utile de préciser un peu plus avant à quelle pratique, à quelle école, à quelle perspective on se réfère lorsqu'on utilise le mot afin d'évacuer autant que possible les malentendus, incompréhensions, voire tensions que l'usage du mot peut générer. Il y a bien sûr une cette tension entre une approche religieuse et une approche laïque qui pourrait être évoquée mais dans cet article comme le titre l'indique c'est plutôt le rapport avec la philosophie que je voudrais explorer préciser .

"Le philosophe en méditation" - Rembrandt 1632

Rapporter le mot « méditation » à son étymologie latine « meditatio » permet bien d'aborder cette difficulté. Dans notre culture occidentale, marquée philosophiquement par toute la tradition scolastique qui fait de la méditation une activité de l'esprit, la méditation réfère plutôt au travail de la réflexion. Même si dans son contexte moyen-âgeux marqué par la théologie, elle revêt une orientation spirituelle, elle reste étroitement associée à la dimension intellectuelle. Ceci sera d'autant plus manifeste au moment de la bascule historique vers la modernité, inauguré au plan philosophique par l’oeuvre de Descartes. Il est intéressant de s'arrêter sur ce « moment Descartes » pour comprendre toutes les ambiguïtés et les subtilités du rapport de la philosophie avec la méditation. En effet le « cogito » de Descartes apparaît - et souvent présenté- comme le geste inaugural de la philosophie moderne, le moment où elle se sépare véritablement de la pensée scolastique présentée comme engluée dans la théologie moyen-âgeuse.

On peut comme le relève très justement et subtilement Fabrice Midal dans son livre « Comment la philosophie peut nous sauver » (https://www.youtube.com/watch?v=wDcyKlyBkKY&t=8m30s « la philosophie est là pour nous sauver de la toute puissance des intellectuels ») soulignait l'équivoque sur laquelle repose le « je pense donc je suis » de Descartes . Ainsi ramassée et réduite à l'affirmation du « cogito », la formule fait oublier le processus méditatif dont elle s’origine et émerge comme une évidence toute en même temps claire et obscure. C'est dans la seconde et longue « méditation métaphysique » que jaillit le sentiment de « je suis, j'existe » en écho du « cogito » du « Discours de la méthode ». Il n'y a là, dans ce jaillissement de la pensée, aucune démonstration rigoureuse, juste une intuition qui reste à fonder dans les suites des méditations (fondement qui ne manque pas par ailleurs d'être laborieux et boiteux en faisant appel à Dieu), comme le montre aussi Jean-Luc Marion interrogé sur « les Méditations métaphysiques » aux « Chemins de la philosophie » sur France Culture (https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-meditations-metaphysiques-de-descartes-24-qui-suis-je) Comme le résume Fabrice Midal « cette vérité - je suis j'existe - se donne dans l'expérience directe méditative que je peux faire, ici et maintenant, à chaque fois que je la fais » (« Comment la philosophie peut nous sauver - page 211). On mesure là à suivre pas à pas le discours des méditations métaphysiques qu’en deça de l'intention démonstrative de leur architecture, il y a une dimension fondamentale pour ainsi dire intuitive qui relève davantage de l'ouverture de l'esprit que de la pensée réflexive purement logique.

La conscience apparaît ici davantage une présence à soi qu'une opération de l'intellect. La méditation se fait ici davantage « attentio » que « spéculatio » ou « réflexio ».

Le « je pense, je suis » posé comme le fondement du sujet cartésien de la philosophie moderne occulte ainsi tout le processus véritable de sa genèse qui laisse plutôt entrevoir un « çà pense, c’est présent » dissout dans le doute hyperbolique premier de la réalité du corps (« je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit » - Méditation seconde « de la nature de l'esprit humain et qu'il est plus aisé à connaître que le corps » ) qui ne manque pas d'interroger la perspective phénoménologique.


La seconde méditation s'achève par le fameux passage sur cette interrogation phénoménologique de la nature de la cire changée-inchangée par l'effet de la chaleur ; ouvrant sur la liquéfaction du réel inconnaissable par les sens, car n'étant qu'une projection de l'esprit. Descartes mesure alors la longueur de sa méditation et la difficulté à fonder son existence propre en dehors même de son jugement, de l'activité même de sa conscience attentive. Prenant acte aussi de la difficulté à se défaire de ce que les bouddhistes appelleraient des « vues erronées » établies dans l'esprit, Descartes se propose de se poser en cet endroit afin de s'établir dans « cette nouvelle connaissance de ce je suis » . Une telle posture marque bien la nature méditative de cette longue spéculation. Ainsi que le signale encore Jean-Luc Marion, l'édition originale des méditations métaphysiques et le choix de cette appellation, en faisait moins une œuvre à vocation philosophique que spirituelle. Par son format même il s'agissait plutôt d’un livre de prière - aussi étonnant que cela puisse nous apparaître aujourd'hui à la lumière du Descartes connu pour la rationalité du « discours de la méthode » - prière qui résonne comme une oraison de la raison divine en soi ; ce qui se manifeste bien dans la méditation troisième « de Dieu : il existe »

Pourtant le rappel de la Genèse méditative du cogito, peut faire penser à un Koan zen qui s'ouvre une fois le mental laminé, épuisé, vaincu par la fatigue du raisonnement ; et découvrant dans le poing ouvert, posé alors dans la paume de la main, l'infini, comme une sorte de continuité- contiguïté de l'extérieur et de l'intérieur, du corps et de l'esprit, que Spinoza opposera au dualisme cartésien, dans ses propres méditations géométriques de « l 'éthique ».

On peut donc discerner-dessiner en lieu et place d'une opposition frontale entre la philosophie - ici symbolisée par l'une de ces figures emblématiques Descartes - un mouvement souvent inaperçu qui la lie au geste méditatif, au travers d'une sorte de double sens de la conscience. On peut alors s'interroger sur les conditions de possibilité et l’utilité d'un mouvement inverse qui irait de la méditation à la philosophie. En quoi et comment la présence à soi et au monde - comme forme de l'exercice de la conscience - peut-elle ouvrir la perspective d'une recherche de la vérité pour orienter son être au monde.

On a déjà dans ce blog maintes fois fait écho à ce « souci de soi » - qui comme le montre Michel Foucault - émerge à l'époque romaine et qui traverse tant l' œuvre des épicuriens que celle (ce qui est plus surprenant eu égard à la consonance stoïque au sens de dur au mal ) des stoïciens. Cette tradition se retrouvera dans la lignée de Philon d'Alexandrie et des thérapeutes et du « prendre soin de l’être » ( voir Jean-Yves Leloup - http://www.jeanyvesleloup.eu/Bibliographie/prendre-soin-de-letre-philon-et-les-therapeutes-dalexandrie/). Mais cet écho, cette répétition du motif stoïcien de l'attention à soi, aux autres et au monde, peut-être lu ici (et c'est aussi l'intention de l'écriture à cet instant où le crayon courre sur le papier, avant que le texte final ne prenne la forme numérique et ces lignes manuscrites leur place en ligne) comme un exercice spirituel au sens où l'entendait Pierre Hadot dans la description de la philosophie du portique (https://biospraktikos.hypotheses.org/1564 et https://www.lesbelleslettres.com/livre/695-exercices-spirituels-lecons-de-la-philosophie-antique)

Alors nous pouvons encore une fois prendre Sénèque comme maître à penser ce lien entre philosophie et méditation toutes deux également comme médecines de l'âme. Il est bon alors de lire et relire « De la tranquillité de l'âme », ce dialogue entre Sénèque et son ami épicurien Serenus (quel nom étrange pour cette figure de l'inquiétude) converti finalement au stoïcisme. Tout le texte est alors une sorte de philothérapie - psychologie des états d'âme avant l'heure où le motif de ce qui apparaît l'inquiétude sous diverses formes sert à guider l’âme vers ce que serait la « quiétude », la tranquillité de l'âme (ataraxie).


Serenus expose son cas à Sénèque comme un médecin de l'âme, il s'afflige d'une faiblesse de la volonté, de ne pas trouver la sagesse faute d'une exigence insuffisante à l'égard de lui-même, de ne pas affronter sa vérité propre, de souffrir de cet état d’intranquillité, d'inquiétude de lui-même et demande pour cela l'aide de Sénèque. Après un long diagnostic de la situation qui emprunte les voies de la doctrine stoïcienne, Sénèque termine son propos par un paragraphe qui met en lumière in fine l'essence même de la médecine stoïcienne : « Il faut souvent aussi se recueillir ». Il ne s'agit pas ici, ni de se perdre dans l'activité, ni de vivre reclus dans l'oisiveté. « Il faut alterner temps forts et temps faibles » . Il faut savoir poser l'esprit, là est la voie de l'équilibre des choses de la vie . Se poser , se relâcher précise cependant Sénèque n’est pas le « relâchement » : « il faut avoir pour son esprit quelque prévenance et lui accorder de temps en temps un repos qui lui tient lieu d'aliment et de force ». Cette pause de l'esprit est un acte de bienveillance envers soi-même ; et « de la tranquillité de l'âme » se termine par ce dernier conseil qu’aucun des moyens que Sénèque a pu délivrer à Serenus comme remède à son mal-être « est assez puissant si nous n’entourons pas de soins toujours attentifs et vigilans une âme toujours prête à trébucher » . Seule cette attention et cette ouverture à soi, à ce qui se passe permet de donner un sens à l'action, de fonder des choix et des décisions. La philosophie n'est pas un jeu de l'esprit visant à échafauder des théories ou des systèmes, mais la juste explicitation des principes du bien-vivre, du dépassement de la souffrance.

La philosophie antique - et stoïcienne plus particulièrement- à l'instar de la doctrine bouddhiste ne vise pas à traquer une vérité intellectuelle, mais à établir une doctrine spirituelle – entendue non comme un corpus de croyances religieuses, mais comme une règle de vie, un accord de la raison en nous et de la raison du monde par lequel le corps comme vecteur de l'action se manifeste comme expression de la clarté de l'esprit. Ainsi le corps est-il animé.


Peut-être retrouve- t-on au travers de ce rapprochement des perspectives méditative et philosophique, la tension évoquée parfois entre « présence » et « conscience » dans le cadre du Mindfulness (appelé, nommé, traduit en français « méditation de pleine conscience » - MPC). Fabrice Midal a été l'un des premiers à soulever cette difficulté de traduction, souvent pour la dénoncer et à en faire porter la faute ou la responsabilité à notre esprit trop cartésien. Du coup il faut faire le choix de revenir à une appellation qu'il lui apparaît plus juste, plus respectueuse de la posture méditative , en parlant plutôt de « méditation de pleine présence » ou de « présence attentive ».

Cependant notre détour philosophique par Descartes et Sénèque met en lumière la complexité de cette conscience dans la méditation, en montrant que ce n'est pas tant une conscience purement intellectuelle qu'une conscience attentive. C’est cette conscience avec laquelle les thérapies cognitives - aujourd'hui de plus en plus adossées aux sciences cognitives qui irriguent largement la méditation de pleine conscience MPC - ont affaire. Il est intéressant de noter ici la dette des fondateurs de ces thérapies cognitives (Eliss et Beck) au stoïcisme (https://biospraktikos.hypotheses.org/2921)

Si le moment même de la méditation est présenté classiquement comme un abandon de toute attente, comme un moyen de ne pas se laisser saisir par le flux des pensées ruminantes ou automatiques, le retour à soi est aussi le moment d'une ressaisie consciente de l'expérience. C'est à cette condition qu'il devient possible de sortir justement de la pensée automatique en accédant à la possibilité d'exercer au quotidien des choix d'action qui sont des choix de vie. C'est bien ce possible ouvert qui est habituellement désigné, dénommé comme exercice du libre arbitre, voire comme liberté - même si celle-ci peut par ailleurs être considérée comme un mythe (Chögyam Trungpa, Le mythe de la liberté - http://non-dualite.fr/2016/11/05/chogyam-trungpa-mythe-de-liberte/)

Ainsi les liens, la perspective sont-ils plus étroits entre philosophie et méditation qui ne se comparent pas l’une à l’autre comme le monde de la pensée opposé à un monde de non-pensée, comme l'esprit pensant au corps posé. L'une et l'autre apparaissent comme des voies d'accès à une conscience d'être dans le monde - posé et pensé ici comme une ouverture tout à la fois à la libération de l’être et à la liberté intérieure.

Comme le rappelle Fabrice Midal en introduction de son livre « Comment la philosophie peut nous sauver » : « aucun philosophe d'envergure n'a conçue l'expérience de la pensée comme une réflexion abstraite et intellectuelle mais toujours comme une expérience d'attention à même de nous éveiller ».

Cette voie d'expérience et aussi la méditation.

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