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Maya - Le voile d'Isis

J’emprunte le titre de ce nouvel article comme un hommage au livre clé Pierre Hadot, qui se présente comme un « essai sur l'histoire de l'idée de nature ».  Au cœur de cet essai, il y a la question de «  la vérité fille du temps » . La vérité… Un thème sur lequel je reviens régulièrement, et j'y reviendrai  sans doute  inlassablement ... J'ai déjà abordé la question dans l'un le long article «En vérité » https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/en-v%C3%A9rit%C3%A9 , que j'ai associée  dans d'autres articles à la celle de la lucidité et de la sagesse. (https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/de-la-lucidit%C3%A9 https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/sagesse-et-v%C3%A9rit%C3%A9 )


Il s'agissait alors d'exprimer, de creuser la dimension expérientielle de notre capacité à « y voir clair », au-delà des apparences, susceptible d'être acquise, développée, par un travail de conscience - que cela soit à un niveau psychologique ou philosophique-spirituel. Là, je voudrais y revenir en abordant la dimension plus sociologique de la manière dont la réalité se constitue via un processus de construction sociale, des « choses du monde », plus ou moins robuste et toujours susceptible d'être remise en cause, critiquée, remodelée.




Le Monde, la Nature, la Réalité... Autant de mots, de concepts, par lesquels nous cherchons à désigner, saisir ce qui nous entoure, nous englobe, constitue notre environnement. Bien sûr, chacun de ces mots possède son propre registre sémantique particulier d'usage, plus ou moins sophistiqué ou commun. Et en même temps, il réfère à ce qui se donne à notre conscience intentionnelle au sens des philosophes phénoménologues. Est-il cependant possible d'établir un système de relations entre ces termes en rapport avec la question de la vérité ? Quel rapport entre le monde et la nature  ? Entre le monde et la réalité ? La nature et la réalité, la vérité ?Dans l'article « En vérité », j’avais déjà fait référence à l'ouvrage de Paul Jorion « Comment la vérité et la réalité furent inventées » (https://www.actu-philosophia.com/paul-jorion-comment-la-verite-et-la-realite-820/ ) pour rompre avec l'idéalisme dominant faisant penser que ces deux concepts auraient une consistance objective, à laquelle les sciences et aussi d'une certaine manière les religions donneraient accès. Que la notion de vérité telle que s'est imposée dans notre histoire occidentale, trouve sa source dans les prémices de la pensée philosophique grecque, nul ne s'en étonnera sans doute. Dans ce contexte originel, pensée scientifique et pensée philosophique ne se distinguent pas encore vraiment. La  « phusis » (nature en grec), est aussi la racine qui donnera naissance à l'idée de physique. Il s'agit bien d'expliquer la nature, les phénomènes qui se manifestent à nos sens dans le monde. Tout l’élan scientifique qui s’en origine,  visera à rendre compte dans les termes même de la nature, de ce qu'elle est et de ses manifestations. Pierre Hadot retrace dans « Le voile d'Isis » https://www.philomag.com/livres/le-voile-disis  cette généalogie de l'idée de nature à partir d'une analyse approfondie d’un aphorisme d'Héraclite, un philosophe présocratique, réputé énigmatique du fait des fragments éparses et isolés qu'il nous a laissé (https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9raclite ) traduit par l'expression souvent reprise depuis lors: « la nature aime à se cacher ». C'est dire qu'aux premiers temps de cette pensée, l'idée est bien qu'il n'est pas aisé de lire le livre de la nature ; celle-ci apparaît énigmatique, secrète, voilée. Mais à quoi faisait référence Héraclite dans son obscurité reconnue dès son époque, lorsqu'il parlait de «  phusis-nature » ? Pas cette nature sans doute, que nous appréhendons,  nous les « modernes », comme notre environnement, sous forme de forêts, de vallées, de campagnes, de montagnes... Ces choses que nous opposons à la culture, à ce qui est notre fait et par laquelle nous nous définissons en dehors de cette nature qui nous serait ainsi extérieure, pour ne pas dire étrangère. Si la phusis  a quelque chose d'étranger, c'est au sens d'être étrange, mystérieuse. Mais là encore, Pierre Hadot nous dit que ce sens n'était sans doute pas celui d’Héraclite dont l'obscurité même inclinait à comprendre plutôt la réalité comme forgée dans la conjonction des contraires, au lieu de n'être simplement que le soulignement des contrastes. Ainsi, Pierre Hadot rappelle-t-il que la nature des Grecs revêt le sens, « d'une part, la constitution, la nature propre de chaque chose [ son essence ], et, d'autre part, le processus de réalisation, de genèse, d'apparition, de croissance d'une chose ». Cela dit bien cette tension primitive de la nature entre l'être et l’apparaître, la permanence et l'impermanence des formes. Au premier sens de l'essence, l’aphorisme de Héraclite peut bien vouloir dire que la nature dans son apparence même se cache. C'est là tout le motif de l'illusion sur lequel je vais largement revenir. Cependant, Pierre Hadot, tend  plutôt à  privilégier le second sens processuel de la nature, tel que le comprenait aussi Empédocle : « il n'y a absolument pas de naissance (phusis) pour toutes les choses mortelles, ni de fin, dans la mort détestée, mais il y a seulement mélange et distinction des choses mêlées.  C'est ce que les hommes appellent phusis ».C'est là pour Pierre  Hadot, tout un jeu de la naissance, du naître, de l'apparaître et du disparaître qui s'opère dans l’aphorisme de Héraclite. Non pas comme on le traduit dans nos mots modernes, « la nature aime à se cache », mais l'idée que «  la forme apparue tend à disparaître ».

Cette forme de pensée n'est pas éloignée,  si on l’approfondit un peu avec celle qui irrigue la philosophie bouddhiste comme on y reviendra plus loin. Pierre Hadot convoque ainsi un passage de l'Ajax de Sophocle  pour éclairer le sens de l'aphorisme :

« Oui le Vaste Temps, impossible à mesurer, fait apparaître (phuéi) les choses qui n'étaient pas apparentes et fait disparaître (kruptétaï)  les choses qui sont apparues ( phanenta)"  .

Cela suggère ce qui pourrait être une identité du temps et de la nature dans ses opérations de voilements et de dévoilements, dans cette tension cyclique de la vie et de la mort. S'agit-il du vaste temps cosmique ou de son expression comme destin personnel, le temps psychologique de l'expérience et de la mémoire, où se forge et s'épuise la volonté ?C'est toute l'âme du monde (anima mundi) chère aux stoïciens qui est là interrogée. Comme le rappelle encore Pierre Hadot :


«  Marc Aurèle dira « comment toutes choses se transforment  les unes dans les autres, acquiers une méthode pour le contempler. Observe chaque chose et imagine-toi qu'elle est en train de se dissoudre, qu'elle est pleine de transformations, en train de pourrir et de se détruire » ( « Ecrits pour moi-même » chapitre 12)

La nature et l'âme du monde se confondent. Comme le dira aussi Sénèque :

«  Qu'est-ce que la nature, sinon Dieu lui-même et  la raison divine immanente au monde en sa totalité et en toutes ces parties » ( « Des bienfaits » 4 - 7 )

Dans cette identification de la Nature, du Monde et de Dieu ; la dimension processuelle des antagonismes essentiels est absorbée par une sorte de personnification de la nature à une puissance divine, à une déesse, détentrice de secrets, source de connaissances. Une telle pensée, confronte alors l'homme a un défi prométhéen, l'ambition de percer les «  secret de la nature » , aiguisant au fil du temps, ce qui sera le développement de l'esprit scientifique dans le domaine physique, matériel ; l'esprit critique dans le domaine philosophique. Cette recherche des secrets de la nature, s'exprimera aussi par une autre expression, une autre formulation que celle de l’aphorisme d'Héraclite, « la vérité est plongée dans un puits profond, dans un abîme » . Cette notion de vérité cherche à exprimer ici l'idée que la réalité profonde du monde doit faire l'objet d'une recherche, d'une investigation. Ainsi, dans cette histoire ancienne où se confondaient philosophie et sciences, s'extrayant, se distinguant confusément des anciennes pensées de sagesse,  appuyées sur  la reconnaissance et l'acceptation que la vie et la mort se tenaient  ensemble au cœur de la nature, en constituant sa vérité première.  Ce glissement de la pensée s'était ainsi insensiblement opéré, secrétant une nouvelle inquiétude : se saisir de la réalité, découvrir le voile de la déesse d'Isis, icône de la nature, de la force productrice et reproductrice de la nature, dérivée d'Artémis d’Ephèse.




Nous entrons là alors dans l'histoire de notre modernité, celle inaugurée par les Lumières de l'esprit encyclopédique, mais aussi philosophiques anciennes, un jeu subtil entre le monde et la réalité.

Radicalement, l'éclair des lumières kantiennes vient fragmenter le miroir de la réalité, avec les fondements de sa « critique de la raison pure ». Alors que la nature, le monde constituaient l'environnement de l'homme qui cherchait à en percer les secrets, Kant opère une révolution copernicienne en faisant de l'homme le sujet connaissant et du monde un simple objet de connaissance ne pouvant se manifester à lui que par ses phénomènes constituant sa réalité. Ceci a pour conséquence selon Kant, que nous ne pouvons connaître « la réalité en soi » mais seulement ses manifestations phénoménales. Il ne s’agit plus d'extirper à la nature ses secrets pour connaître, atteindre la vérité, mais d'identifier les limites de la raison connaissante, les conditions pour que s'établisse cette connaissance  fondée sur l'expérience (sensible, réflexive). C'est dire que la réalité ultime absolue, la réalité derrière la réalité, « noumènale »   selon l'expression kantienne, nous est structurellement inaccessible du fait des dispositions même de notre esprit qui constituent la seule réalité phénoménale accessible. Cependant, une tension demeure, ou une ambiguïté : cette réalité phénoménale est-elle accessible au sens où notre esprit serait capable de l'appréhender ou l’est-elle parce qu'elle ne serait qu'un reflet, une construction même de notre esprit ?Des scientifiques de l'ère quantique comme le physicien Bernard d'Espagnat qui a cherché à intégrer cette révolution kantienne dans son approche, sa conception de  « la physique et la réalité » https://www.youtube.com/watch?v=Jd8FiWJ5v8M , plaide pour cette idée que la réalité empirique  à laquelle a affaire la science serait un reflet « réaliste » de la réalité ultime,  indépendante, cherchant ainsi à sauvegarder la validité du concept de «  vérité scientifique ». D'espagnat défend ainsi au nom de l'intelligibilité du réel ,  l'affirmation que le monde aurait un sens intrinsèque, au travers de l'idée du « réel voilé » (voir chapitre 3 de « A la connaissance du réel »  https://www.persee.fr/doc/comin_0382-7798_1981_num_4_1_1169 ), posé comme une attitude, un « choix raisonnable » , postulant le caractère vraisemblable des résultats de la science, une forme quelque peu dégradée cependant de la « vérité », devenue incertaine mais vraisemblable. Pour D'espagnat, c'était là l'orientation même de la pensée scientifique du XVIIe siècle, des Descartes et Spinoza, lui-même se sentant plus proche de la pensée spinoziste, de « la substance unique » posée comme la réalité ultime -  indépendante -dieu. Ce faisant, D'espagnat,  tout en reconnaissant la puissance prédictive de la physique quantique quant aux phénomènes liés aux particules constitutives de notre matérialité, cherche à rompre avec sa seule dimension empirique afin de rendre à la science l'ambition de dire quelque chose du «  réel ». Ainsi, dans l'introduction de «  A la recherche du réel » , écrit-il :  

« Et quant à la physique, il apparaît de façon manifeste qu'elle est maintenant assez avancée pour qu'on puisse y voir à bon droit la science universelle de la nature : de cette « nature » que - du moins selon les apparences-  il semble légitime d'identifier au réel ».

Il cherche à rassembler à nouveau science et philosophie dans une cette même ambition de connaissance, de compréhension de notre monde, troublés par l'avènement de la mécanique quantique mettant en lumière l'impact des méthodes et moyens de mesure sur les connaissances de la réalité observée. En effet, depuis un siècle maintenant la mécanique quantique interroge la réalité de la réalité phénoménale, avec une force plus grande encore que la critique kantienne. Ce n'est pas seulement dans le domaine des sciences physiques que cette interrogation se développe. De la même manière que les physiciens quantiques observent que la nature des particules est  dépendante de l'observation, les sociologues interrogent la consistance de la réalité sociale à l'aune de la capacité critique des acteurs sociaux. Si le monde se manifeste parce qu'il nous apparaît sous les formes de la réalité physique, il s'exprime aussi pour les hommes au travers de ce que l’on appelle la « réalité sociale », le système complexe des interactions sociales, des représentations sociales, des institutions sociales... Par lesquelles  les hommes règlent leurs rapports de collaboration, d'opposition, d'adhérence, de dénonciation, d'accord, de désaccord, de pouvoir, de domination, d'asservissement, d’acceptation de l’ordre des lois...Comme a pu le montrer Philippe Descola dans « Par de la nature et culture » (https://www.youtube.com/watch?v=Upu9yEm3VFo ) tous les collectifs humains n'appréhendent cependant pas le monde selon les mêmes catégories, les mêmes oppositions. Différentes cosmologies peuvent être élaborées produisant des cultures contrastées, des réalités divergentes rendant l'intercompréhension, l'interconnaissance délicates, précaires, incertaines. Dans notre propre vision du monde occidental qu'il dénomme « dualiste » ou « naturaliste », la règle ontologique s'articule autour de la fracture nature /culture, institutrice de notre réalité. Ce que Bruno Latour appelle lui aussi « le Grand Partage » dans « nous n'avons jamais été modernes » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Nous_n%27avons_jamais_%C3%A9t%C3%A9_modernes )

Ainsi l'ordre social que tend  à instituer chaque société au travers de ces systèmes de règles,  de coutumes, de traditions, de lois plus ou moins stables globalement, et surtout localement, toujours susceptibles de faire l'objet de critiques, de contestations, voire de révolutions, est-il ainsi menaçé dans  sa légitimité, sa réalité même. Dans nombre de situations quotidiennes, tant au  niveau politique qu'au niveau professionnel, que familial, les individus ne manquent pas de se confronter entre eux sur le sens, les valeurs, les grandeurs en jeu dans leurs interactions.  Comme le rappelle  la philosophe Catherine Larrère dans le hors-série du Nouvel Observateur de juin 2024 (« Penser l’écologie. Le temps de l’action) , Philippe Descola a bien montré comment « l'idée d'une nature séparée de l'homme est propre à une pensée occidentale ». Bruno Latour également critique cette idée de « nature »,  qui pour lui,  sert aux scientifiques  à l'objectiver et à la mettre hors champ politique. ( voir son livre « Politique de la nature » - https://www.youtube.com/watch?v=UCxh5qgno2c  ).

La nature doit faire l'objet d'une discussion démocratique, être au cœur même du système des relations que les hommes développent pour produire leur existence.En prenant pour objet la société, la jeune sociologie d'Émile Durkheim qui pronait dans « les règles de la méthode sociologique »   de « traiter les faits sociaux comme des choses » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_R%C3%A8gles_de_la_m%C3%A9thode_sociologique) ,  ambitionnait l'objectivité scientifique et tentait d’échapper ainsi à la dimension politique de la philosophie morale. C'est cette même ligne de conduite du « métier de sociologue » qui a inspiré de la sociologie critique de Pierre Bourdieu - https://journals.openedition.org/lectures/48814 . Tout se passait alors comme si doté de la la science de la société le sociologue avait le pouvoir du dévoilement et était capable de dire la vérité du fonctionnement social en lieu et place de ces acteurs réduits  à n’ être que des agents sociaux.

Luc Boltanski, collaborateur de Pierre Bourdieu ayant participé en son temps à la révélation de  « l'idéologie dominante »  (https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1976_num_2_2_3443 )  a cherché à s'émanciper de cette tutelle, pour développer ce qu'il appelle la sociologie pragmatique de la critique, dans l'optique des travaux de la tradition éthno-méthodologique et interactionniste américaine - https://www.youtube.com/watch?v=13njAclRP6Y . De ce point de vue, la compétence du sociologue est réintégrée  dans la capacité même des acteurs à entrer dans un discours critique des situations dans lesquelles ils sont pris dans des enjeux pluriels. L'ordre social n'est pas monolithique et les rapports de domination sont sans cesse perturbés, plus qu’occultés par des modes de représentations concurrents, rendant la détermination, la description de certaines situations, interactions, incertaine. Ainsi les principes de la renommée, de l'honneur peuvent-ils s'opposer à ceux de l'impératif d'égalité des principes civiques, ceux de l'efficacité  et de la productivité industrielles à ceux des rapports affectifs de l'ordre domestique (familial), ceux de l'économie des échanges marchands aux élans inspirés du mode d'être artiste…  Luc Boltanski et Laurent Thevenot distinguent  ainsi de la sorte six registres d'action distincts (qu’ils appellent des « Cités ») qui ne s'opposent pas simplement deux à deux, mais sont susceptibles d'entrer chacun en tension avec les autres et de provoquer-générer des « différends ». Ces derniers ne peuvent se résoudre dans l'action que si l'un des registres finit par s'imposer à tous pour accorder le sens de la réalité de la situation éprouvée ou par la composition de compromis plus ou moins stables permettant de les apaiser. (voir  « les économies de la grandeur » https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomies_de_la_grandeur ). La vertu du sociologue ne tient plus dans sa capacité de surplomb pour dire la vérité de la situation, la réalité voilée des choses sociales, les intérêts en jeu, mais dans l'affirmation que la réalité n'est jamais totalement stabilisée, qu'elle est incertaine car sujette à des modes de construction variés, et susceptible d'être «  bricolée »  par des compromis plus ou moins solides, recomposant en permanence le monde social. C'est dire qu'il y a un travail de transformation de la matière proliférante du monde pour opérer une construction sociale de la réalité. Reprenant à Wittgenstein la définition du « monde » comme « tout ce qui arrive ( ou serait susceptible d'arriver ) Luc Boltanski en fait la matière malléable (car indéterminé en lui-même ) d'un travail de stabilisation permanente par le jeu des interactions sociales :« la réalité se présente là comme un réseau de relation causale qui fait tenir les uns aux autres les événements auxquels l'expérience est confrontée »  («  Enigmes et complot »   dans le chapitre « REALITE contre réalité »Une telle posture pragmatique du sociologue s'inscrit dans la veine du livre précurseur de Berger et Luckmann inspiré de la phénoménologie de Schultz. Leur théorie de la connaissance opérait alors un écart avec la recherche de la vérité philosophique :

« Le philosophe, quel que soit sa méthode , cherchera le statut ontologique et épistémologique de ces concepts : L’homme est-il libre ? qu’est-ce que la responsabilité ? Où sont les limites de la responsabilité ? comment peut-on connaitre les choses ? etc.  Inutile de dire que le sociologue n’est pas en mesure d’apporter des réponses à ces questions. Ce qu ‘il peut faire et doit faire , cependant, c’est de demander comment la notion de liberté finit par être considérée comme pré-donnée dans une société et pas dans une autre »
« le problème central de la théorie sociologique peut être ainsi posé comme suit : comment se fait-il que les significations subjectives deviennent des artifices objectifs ? » 

ou en termes appropriés aux positions théoriques  énoncées  plus haut : comment se fait-il que l'activité humaine produise un monde des choses? » Comme le dit le noter aussi Pierre Hadot  dans « Le voile d'Isis »  : « Dans sa totalité, le monde est inexplicable : Wittgenstein  reproche à la science moderne de donner l'apparence que tout est expliqué, alors qu'il n'en ai rien. Car nous ne pouvons sortir du monde pour le traiter comme un objet d'étude. Nous sommes dans le monde comme nous sommes dans le langage. » Ainsi donc, nous participons du mystère de l'existence au-delà même de notre existence sociale. Toute une tradition philosophique occidentale depuis Héraclite, entretient cette pensée que la connaissance de ce monde, au-delà de ses apparences qui en constituent la  « réalité »  tient moins dans les explications que dans leur compréhension, leur perception   phénoménologique dirait Merleau-Ponty.  Pour Wittgenstein, « le monde et la vie (au sens éthique) coïncident ». Schopenhauer, influencé qu'il était pas la philosophie bouddhiste, disait aussi de la contemplation désintéressée,  qu'il s'agissait de «  concevoir les choses dans la perspective de l'éternité »  selon la formule même de Spinoza. Si l'on devait rapprocher cette image de «  voile d'Isis »   d'une autre métaphore issue des religions indiennes cette fois, il faudrait évoquer le « voile de Maya »,  c'est-à-dire de l'illusion selon la théorie des deux vérités. Maya est le pouvoir de Dieu de créer, et se faisant de perpétuer l'illusion de la dualité dans l'univers phénoménal. Dans l’ hindouisme, derrière le voile de Maya, resplendit l’Atman, c'est-à-dire la conscience de l'unité de soi, de l'univers et de Brahman (Dieu). Plus déstabilisante encore,  dans le bouddhisme la conception de Maya est plus radicale puisqu'elle est l'affirmation de l'absence de nature propre des phénomènes, c'est-à-dire la « vacuité ». Il n'y a donc rien de cacher derrière le voile de Maya, nulle réalité ultime, sinon la vacuité, l'interdépendance de toute chose. Seul existe le voile en tant que tel. La réalité est vacuité. Là où la pensée occidentale conçoit la réalité première et la primauté de l'individu comme instance psychosociale - selon il est vrai différentes modalités ( dualisme  cartésien,  monisme spinozien, matérialisme réductionnisme du monisme neuroscientifique)- , la vision bouddhiste n’y voit  que la manifestation de l'illusion première de l’Ego, source de l'ignorance, de Maya, dont elle distingue pour sa part sa nature d’anatman (non soi) à l'opposé de l'atman indien, (car composée  de  5 agrégats (Skanda-  https://fr.wikipedia.org/wiki/Skandha  ) dont les « samskara » (formations mentales) qui conditionnent notre rapport illusoire aux choses  - et que la méditation Vipassana ( de la vision pénétrante, vue profonde) permet d'éclairer par les 18 contemplations (voir Vipassana - https://fr.wikipedia.org/wiki/Vipassan%C4%81).

Au final, il n'y a rien à chercher, sinon la réalisation de la claire lumière de l'esprit, vierge de tout concept et libre d'objets, où la vie et la mort se rejoignent dans une cette idée que tout est Bardo (https://fr.wikipedia.org/wiki/Bardo_(bouddhisme))  . Sans doute est-ce là que l’Orient bouddhiste et l'Occident présocratique avec la figure d'Héraclite peuvent se rejoindre… Qu’Isis et Maya se réfléchissent l’une l’autre.  A méditer dans les deux sens du terme…

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