Qui ne s'est pas surpris à un moment ou à un autre à s'exclamer : "Mais où avais-je la tête ?" Souvent sans doute pour s'excuser vis à vis d'autrui ou s'accuser soi-même, d'avoir manqué d'attention, de vigilance, d'être coupable d'étourderie, de manque de présence d'esprit. L'expression est alors censée clôturer ainsi ce manquement et de revenir à la présence ritualisée qui habituellement marque notre engagement dans les actes du quotidien. Pourtant il peut être utile de s'interroger un instant pour comprendre comment opère notre absence à nous même ; pour envisager de mieux comprendre le fonctionnement de notre esprit et apprendre à développer une plus grande présence à soi, aux autres et au monde.
Il y a une autre expression que nous utilisons aussi pour dire combien nous pouvons nous perdre parfois (souvent ?) dans nos pensées : "mais à quoi donc est-ce que je pensais..." La formule "se perdre dans ses pensées" est aussi intéressante à creuser. Tout d'abord elle nous indique et alerte sur ce fait que nous ne sommes pas maître de nos pensées et que bien plutôt cela serait celles-ci qui nous emporteraient où elles veulent. Ce phénomène plutôt ordinaire peut nous conduire à nous demander jusqu'où nous sommes libres, sur la nature de ce cher "libre-arbitre" auquel nous sommes tant attachés.
Il y a une autre question plus radicale qui se profile au bout de l'analyse de la formule de cette perte dans nos pensées : "qui" est perdu ? Si la formule du cogito ("Je pense donc je suis") de Descartes (sur laquelle je reviens souvent d'une manière ou d'une autre) devait être exacte, c'est le "je" qui serait perdu au sens fort du terme. Le "je" , le "moi" serait alors dénué d'existence. Car le "je pense donc je suis" sous-tend cette idée que je suis maître de mes pensées, or si ce n'est pas toujours (pas vraiment) le cas, alors "je n'existe pas" ..? Et pourtant comme Descartes dans ses méditations, nous avons ce sentiment fort d'existence lié à nous sentir pensant. Le "je" émerge alors bien de cette conscience que nous prenons que nous pensons. Mais le "Cogito" est-il bien le fruit d'une certitude infaillible ? (http://www.philophil.com/dissertation/autrui/Je_est_un_autre.htm)
Freud dirait quant à lui "que cela pense", conduisant ensuite des générations de psychanalystes à répéter avec Lacan "Je est un autre" reprenant ainsi l'expression du poète Arthur Rimbaud (voir http://www.macval.fr/emoietmoi/spip.php?article57 pour le texte de sa lettre à Paul Demeny
et https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/rimbaud-philosophe-24-je-est-un-autre pour un commentaire dans les Chemins de la philosophie sur France Culture).
Mais cette conscience de penser par laquelle nous nous constituons un "moi", comment opère-t-elle ? C'est le grand mystère dont la psycho-philosophie tente de lever le voile à la lumière émergente aussi des sciences cognitives. Il existe un chemin escarpé et malaisé qu'une lignée de chercheurs tentent depuis moins d'un demi-siècle de frayer, à la suite de Francisco Varela l'inventeur de l'une des branches les plus originales et prometteuses des sciences cognitives : l'énaction ou la cognition incarnée, posant que l'homme est un corps pensant . Varela a été formé aussi à la méditation par un maître bouddhiste "Chogyam Trungpa" (inspirateur aussi de Fabrice Midal à qui je fais aussi souvent référence) et lui même a dirigé la thèse de philosophie en sciences cognitives d'une chercheuse discrète et subtile : Claire Petitmengin. Et c'est avec elle que je vous entraîne un petit moment dans ce chemin de la découverte de "l'expérience intuitive" et des apprentissages que l'on peut y faire, permettant une transformation de notre conscience de soi et de notre rapport à nous même, aux autres et au monde.
https://www.canal-u.tv/video/ecole_normale_superieure_de_lyon/la_dynamique_pre_reflechie_de_l_experience_vecue_et_l_experience_d_apprendre.13430
Que nous apprend Claire Petitmengin et qui puisse nous servir à avancer vers la pleine conscience ? Son propos - comme celui de la méditation- est simple et ardu, puisqu'il porte sur la nature véritable de l'esprit. Mais commençons par le plus simple : elle explique le point de départ de sa recherche lors d'un texte en hommage à directeur de thèse Francisco Varela : " L’objectif de ma recherche était de recueillir la description la plus précise possible de l’expérience subjective qui accompagne l’apparition d’une intuition, définie comme une idée ou une connaissance apparue spontanément, sans l’intermédiaire d’un mécanisme déductif". Et empruntant ce chemin de découverte elle dit qu'elle est allé de surprises en surprises :
- "Ma première surprise a été de découvrir l’étendue et la profondeur de l’expérience pré-réfléchie : notre expérience la plus immédiate, la plus intime, celle que nous vivons ici et maintenant, nous est aussi la plus étrangère, la plus difficilement accessible. Cette étrange caractéristique semble s’étendre, au-delà de l’intuition, à tous nos processus cognitifs, des plus concrets aux plus abstraits. Qui d’entre nous saurait décrire précisément la succession rapide d’opérations mentales qu’il effectue pour mémoriser par exemple une liste de noms ou le contenu d’un article ? [...] Le plus étonnant est que non seulement nous ne savons pas comment nous faisons, mais que nous ne savons pas que nous ne savons pas, c’est-à-dire que nous ne sommes pas conscients de ne pas être conscients. "
- "Voici ma deuxième surprise : sous certaines conditions, il est possible de prendre conscience de ces processus pré-réfléchis. Cette prise de conscience nécessite une rupture avec notre attitude habituelle, une conversion de l’attention, la fameuse conversion phénoménologique, qui s’entraîne et s’apprend. Il s’agit de retourner l’attention du « quoi » qui habituellement l’occupe entièrement, vers le « comment », du contenu vers le processus."
- "Ma troisième surprise fut de découvrir que l’expérience subjective pré-réfléchie n’est pas un brouillon, qu’elle possède une structure. [...] On ne poursuit pas une intuition, on ne la provoque pas, on ne l’atteint pas. Elle nous arrive. C’est même lorsque l’esprit se libère de sa fixation sur un but particulier, lorsqu’il lâche prise, qu’il abandonne, que l’intuition se produit. Tout ce qu’on peut faire, c’est se mettre dans la disposition favorable pour que l’idée émerge, d’elle-même. Cette disposition intérieure particulière d’ouverture, de réceptivité, qui favorise l’émergence imprévisible et spontanée d’intuitions, peut être cultivée, peut être apprise"
- "Prendre conscience d’un processus cognitif, c’est aussi s’ouvrir à la possibilité de le transformer. Je ne suis pas condamné à avoir une « mauvaise mémoire », car après en avoir pris conscience, je peux transformer la séquence très précise des micro-opérations intérieures que je réalise pour mémoriser ou pour me remémorer. Je ne suis pas coléreux de nature, mais je peux modifier la séquence d’opérations intérieures qui m’amène à me mettre souvent en colère. Comment opérer une telle transformation ? Quelles en sont les conditions de possibilité ? C’est un champ de recherche immense, très peu exploré, qui s’ouvre."
- "A condition de stabiliser suffisamment notre attention, il nous est possible d’observer la structure dynamique de notre expérience à son niveau de granularité le plus fin : c’est-à-dire comment instant après instant, nous construisons notre monde, ou plutôt comment se construisent et se maintiennent simultanément notre existence et celle du monde. Cette observation très fine est l’objet d’une technique bouddhiste de méditation, samatha-vipasyana, que Francisco pratiquait assidûment. Il s’agit plutôt d’un ensemble de techniques qui permettent, dans un premier temps, de déplacer l’attention du flot incessant des représentations du passé et de l’avenir qui l’occupent habituellement, vers l’instant présent. D’apprendre à maintenir son attention sur le fil fragile de l’expérience immédiate, telle qu’elle se déroule d’instant en instant. Cette stabilisation requiert un entraînement régulier, elle prend du temps."
Pour la partie la plus abrupte du chemin je vous renvoie à la suite du texte de Claire Petitmengin que l'on peut trouver ici : http://clairepetitmengin.fr/AArticles%20versions%20finales/francisco24juin.pdf
Claire Petitmengin nous enseigne ainsi la voie de la méditation, montrant que cet entrainement de l'attention, c'est bien ce qui s'opère lorsqu'on médite : focalisant son attention sur la respiration, nous faisons l'expérience de l'esprit qui s'échappe dans des pensées qui émergent d'un lieu mystérieux en nous. Nous faisons aussi l'expérience de cette attention soutenue par la posture du corps et la tournure donnée à l'esprit de prendre conscience de son évanouissement pour revenir à elle-même dans l'attention au souffle.
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