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Libido sciendi

Le désir de savoir - Libido sciendi. Voilà bien un titre savant, dont on peut allègrement se moquer tel Molière et ses « Précieuses Ridicules », ou Flaubert et son « Bouvard et Pécuchet », tant ce désir de savoir confine à la prétention de savoir, là où règne l'infinie ignorance. Cette volonté de savoir qui apparaît comme la marque de l'homme, n'est-ce pas aussi ce qui tout à la fois anime son élan vers toutes les terres inconnues, sa capacité d'exploration et dans la foulée sa soif d'appropriation, mais aussi sa peur du changement, de l'inconnu ? Comment se conjuguent en lui ces deux dimensions et comment lui permettent-elles de faire face aux incertitudes de l'existence ? Où alors situer ce qu'on appelle la « sagesse » entre le « savoir » et « l'ignorance » ?


Comment en suis-je arrivé à cette question ? à ce nouvel article dans la situation que nous vivons (j’allais dire que nous connaissons... ) ? Mais qu’en connaissons-nous vraiment ? Jusqu'où ? Comment ? D'abord il y eut cette peur, toujours là, amplifiée par la présence invisible (sournoise ? Insidieuse ?) du virus. Puis cette volonté -nécessité de traverser la peur, de s’en faire, étrangement, une amie... Condition pour que « ça change », pour que la perspective d'un « Nouveau Monde » soit possible. Mais tout ce parcours, ce chemin, est un chemin d'incertitude. Et cette incertitude, cette ignorance du futur et peut-être même du présent, entre en tension avec cette volonté de savoir qui est en nous profondément enracinée, comme une recherche de contrôle de la situation, répondant à un besoin de sécurité, comme un espoir - sinon d'échapper à la mort - ce que nous savons impossible - mais du moins de l'éloigner, de la repousser, à plus tard ou hors de notre conscience à tout le moins… Comme tous les êtres vivants, l'être humain possède en lui le désir de vivre, c'est-à-dire de toujours agir pour perpétuer son existence. Ce que le philosophe Spinoza appelait le « conatus ». Mais il semble posséder en sus un autre désir, tout aussi puissant, qui est celui de savoir. La mythologie grecque et le récit biblique de la Genèse racontent chacun à leur manière cette originalité de l'homme. D'une part avec le mythe de Prométhée qui donne à l'homme - dépourvu de toute faculté spécifique par l’oubli de son frère Épiméthée ( l'imprévoyant )- le feu divin qui est l'instrument indispensable de l'intelligence et de la raison technique. Prométhée lui autorise alors - seul parmi les espèces animales - la conquête du monde par l’ œuvre des arts et de la connaissance (dérobés aux dieux). Et d'autre part, il y a aussi le mythe d'Adam et Ève, où Eve inspirée par le serpent , désobéit à Dieu, offrant la pomme ( symbole de la connaissance ) à Adam. Le prix à payer en est la perte de l'immortalité du paradis et l'enfantement de son engence dans la douleur.

Voici donc l'homme débarquant dans le monde, terre inconnue à conquérir. Tel est du moins le récit des origines en Occident, tout à la fois gréco-latin et judéo-chrétien, de l’homme à la fois fort de sa raison et de son intelligence, mais incertain toujours de son devenir, hormis de la certitude qu'il cherche à repousser de sa mortalité. Il y a là aussi son désir insatiable d’égaler les dieux, et qui aujourd’hui dans cette longue histoire du désir d'omniscience , se manifeste dans son « rêve trans-humaniste », édifié sur la nouvelle tour de Babel de l'Intelligence Artificielle.

La philosophie dès ses débuts, tout à la fois recherche de vérité et amour de la sagesse, établit aussi l'homme dans cette vérité d' être désirant de connaissances. Aristote l’affirme dès le début de son œuvre sur « la métaphysique » : « tous les hommes ont un désir naturel de savoir ». Aristote dans cette histoire du savoir qui se fonde sur la philosophie, est le premier des « encyclopédistes ». Mais lui-même s'inscrit dans une préhistoire du savoir, posant ses pierres dans l'édifice babellien de la connaissance. Avant lui Socrate qui en pose peut-être la première pierre, disait de lui-même « je sais que je ne sais rien ». Mais il y avait encore avant les pré-socratiques qui n’ont laissé que des fragments de textes - énigmatiques souvent... Ils avaient eu peut-être ce premier geste, plein de témérité et d'audace de vouloir soulever le voile. Pierre Hadot nous raconte ce moment inaugural - où l’on dévoile la statue - de ceux qu'on nomme alors les « physiciens », parce qu'ils s'attaquent « au secret de la nature ( « phusis » en grec) symbolisé par Artémis , en affirmant qu' « elle aime à se voiler ». [voir ici : http://sens-public.org/articles/548/]

À partir de là, toute l'histoire de la connaissance et de la science, peut se lire comme celle du "dévoilement" - terme chargé d'ambiguïté érotique. Ainsi peut-on rappeler la manière dont ce dévoilement pouvait être pensé par des hommes comme Francis Bacon au 16e siècle, à la charnière entre l'alchimie et la science moderne, alors juste balbutiante et ses métaphores visant à arracher à la Nature ses secrets sous la contrainte (voir article « la nature a t-elle un genre ? » : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2015-2-page-103.htm).


Ce lien entre« désir de savoir » et « désir érotiques» est bien mis en évidence depuis bien longtemps. Ainsi Pascal reprend à Saint-Augustin son analyse de la concupiscence (ce désir plein d'ardeur, ce penchant à jouir des biens terrestres dans la théologie chrétienne et pensé comme le foyer du péché) distinguant chez l'homme depuis l'origine des temps adamiques 3 types de concupiscences : Le désir du plaisir sensuel ( libido sentiendi), le désir d'autorité ( libido dominandi ) et le désir de savoir ( libido sciendi ) et lui attribue la misère de l'homme déchu :


« Tout ce qui est au monde est concupiscence, de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie - libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent » (Pensées fragment 545)

Cette histoire nous conduit à Freud qui cherchera à comprendre les liens profonds entre les concupiscences ainsi distinguées. Dans les Grands Dossiers des Sciences Humaines , Jean Pierre Dortier nous apprend que Freud « grand maître de la libido » nommait« épistémophilie » ce désir de connaître. « pour lui ce serait l'expression sublimée de la pulsion sexuelle - épistémophilie ? Cela sonne comme une perversion sexuelle , une manière de tout savoir de tout fouillé » ( Sciences humaines, Grands Dossiers numéro 41 décembre 2015 janvier février 2016 ). Dans un livre récent Caroline de Mulder retrace cette histoire des rapports « troubles » entre « Le savant, le désir, la femme » ( Ecouter ici : https://www.franceculture.fr/emissions/pas-la-peine-de-crier/la-femme-le-desir-et-le-savant) , rapport d'une volonté de possession de la nature symbolisé par la femme, dans cette expression devenant oedipienne de « Mère Nature ».


Et pourtant d'Aristote à Diderot, en passant par les scolastiques, l'ambition encyclopédique accouche des Lumières, cette philosophie fondatrice de notre modernité, du progrès de la science. Comment contester que cette volonté de « maîtrise » des lois de la nature qui s'est alors accélérée, ne nous ait pas apporté longue vie, bien-être et confort ? Mais comment ne pas contester qu'elle soit aussi à l'origine des dégâts du progrès, de la crise écologique par l'hubris consumériste, et au final à un « mal être » tout autant individuel que civilisationnel ? Toute cette démesure des temps modernes nous a détourné de cet avertissement humaniste qui résonne encore pourtant dans les écrits de Rabelais :


« science sans conscience n'est que ruine de l'âme » (https://la-philosophie.com/science-sans-conscience)

Rabelais cherchait à nous à nous reconnecter au fondement et au primat de la sagesse sur la science. La sagesse ce n'est certes pas s'opposer à la science, mais bien comme le disait déjà Socrate, connaître les limites du savoir, connaître ses limites comme sujet connaissant, savoir que l'on ne sait rien au regard de l'infinité des choses de l'univers, mais aussi savoir ce que l'on sait. C'est aussi comprendre ce que vaut et peut le savoir, les rapports entre connaissance, intelligence et conscience. À l'heure d'Internet, et du « grand tout connecté », ces éléments de la sagesse apparaissent bien déconnectés entre eux. Le projet « encyclopédique » a pris la forme d'une sorte d'hybride monstrueux entre Wikipédia et Google, où tout le « savoir » semble réduit à une base de données exponentielle (Big Data ) tissant sa toile de plus en plus serrée autour d'un village-monde traversé par un moteur de recherche laissant penser à une disponibilité intégrale des connaissances en tout lieu et tout moment, rendant quasi inutile notre mémoire .

L'avenir cybernétique nous a été vendu comme un eldorado, mais l'histoire de l'invasion et du pillage des Amériques nous a appris aussi le prix mortifère de cet or.

Aujourd'hui, il nous apparaît que l'énergie électrique nécessaire à maintenir cette disponibilité des données, constitue une des sources majeures du réchauffement climatique, et nous révèle peu à peu cette folie contenue dans cette question angoissante : « comment maîtriser l'information à l'époque moderne » (sous-titres d'un ouvrage passionnant de Anne Blair « Tant de choses à savoir » ) (référence ). Et si tout cela s'écroulait, que (nous ) resterait-il de ce savoir ?


Oui Rabelais nous le rappelle la « libido sciendi » doit être contenue. Il convient de bien savoir ce que l'on sait, et surtout d'accepter de ne pas savoir tout, ni maintenant, ni demain. Peut-on encore répondre à la question « quel livre au singulier emmènerais-tu si tu devais finir sa vie sur une île déserte ? s'il n'y avait qu'un seul livre à sauver pour toi ? ». Savoir y répondre nous ouvre alors la porte de la sagesse véritable qui permet de comprendre pleinement et d'accepter que notre souffrance puise sa source dans l'ignorance. Voilà une formule énigmatique, paradoxale qui pourrait faire croire que la fin de la souffrance serait dans le savoir. Mais de quel savoir parle-t-on ? Non pas d'un savoir assimilé à une « volonté de savoir », une sorte de tension infinie, épuisante vers tout-ce-que-je-ne-sais-pas, et que je voudrais malgré tout avoir, posséder, accumuler ; mais un savoir simple, essentiel, où « que sais-je ? » se résout dans « ce que je sais », ce qui me constitue là maintenant et me permet d'être dans la sécurité de moi-même .


Là est la source de la confiance qui me met face à mon destin, non pas dans l'incertitude angoissante du lendemain, mais dans la certitude que ce-que-je-sais-que-je-suis me guidera avec assurance dans ce chemin de l’impermanence, du changement incessant .


En ce sens savoir c'est d'abord savoir vivre.


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