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La fin du voyage

Voyager a-t-il un sens  ? A-t-on raison de voyager ? Quelle(s) raison(s)? Et d'abord qu'est-ce que voyager ? Y a-t-il un but du voyage ? Une fin ? Cesse-t-on de voyager ? Quand ? À quel moment  ? Avant ou à notre mort ? Quelle mort ?


Voyager revêt  pour moi, on le voit, plus d'un  point d’interrogation ; une recherche d'abord existentielle, et au final spirituelle.


Les voyages forment la jeunesse dit-on ? Mais à quoi ? et jeune jusqu'à quel âge ?


La découverte d'ailleurs, de paysages et de climats, mais aussi de coutumes et de modes de pensée différents... Les Lettres Persanes ! Tout cela s'accumule dans ce que l'on appelle l'expérience de la vie. L'enfant devient adulte. Première transformation, par laquelle la raison advient par l'enchaînement des connaissances, la capacité à faire le tri. Acte de discernement et de lucidité par lequel  le jugement du vrai et du faux peut  s'extraire toujours de manière laborieuse et peut-être incertaine, de la relativité du savoir, dans une recherche assoiffée de vérité rarement étanchée. Comment étancher cette soif ? Peut-être en comprenant cette parole du Bouddha :

« Aucun voyage ne mène au bout du monde ».


L'occasion du voyage n'est-elle pas au final l'occasion de la grande transformation : la dissolution de l’égo ?


Le mot voyage convoque, provoque les imaginaires. Ce mot résonne en moi de mes lectures enfantines déjà, et ultérieures. Robinson Crusoé. J'ai encore en tête la couverture de ce livre de jeunesse lu et relu, avant que l'âge de raison ne m'amène à en comprendre aussi le sens pervers. Mais c'est une autre histoire... que le Vendredi des limbes du Pacifique de Michel Tournier pourrait nous raconter.

Puis les romans de Jules Verne peuplant le fond premier de ma bibliothèque : « Le tour du monde en 80 jours », « 5 semaines en ballon », « 20 milieux sous les mers », « La Jaganda », « De la Terre à la Lune », « L’île mystérieuse », « Voyage au centre de la Terre ». …  

Plus tard, les récits des grands voyageurs, explorateurs marins, ceux que notre Occident colonisateur a pu mettre au pinacle de la fondation du monde moderne : Christophe Colomb, Magellan, Bougainville, Dumont d'Urville... Récits où tout se mêle, désirs de découvrir et de conquérir le monde, de trouver l’Or des Incas et la quête des savoirs sur les coutumes étranges, barbares, la volonté de répandre la parole du Christ. Mais encore avant, le Livre des Merveilles,  les voyages de Marco Polo jusqu'en Asie.

Ce goût des voyages, à commencer par les récits de voyages, une première manière de débuter à voyager, s'est développé ensuite chez moi tout au long de ma formation, les cours d'ethnologie, les travaux des anthropologues ont nourri mon cursus de sociologue. « Le regard éloigné », « La pensée sauvage » , « Triste tropiques » de Claude Lévi-Strauss, « Les lance du crépuscule » de Philippe Descola son élève, et de biens d'autres qui ont su ainsi développer en moi un autre regard sur le monde. Au passage, la première phrase de « Tristes tropiques » m'avait marqué comme bien d'autres, difficile à comprendre, surprenante, et riche de toute une philosophie du voyage : « Je hais les voyages et les explorateurs » . Et je relis avec intérêt la recension de la sortie de l'ouvrage par une autre anthropologue de renom Françoise Héritier qui conclut:

« Voyage philosophique ou essai ethnographique, Tristes tropiques est une immense méditation, un grand monologue dont nous serions les auditeurs fascinés, dépourvu d’illusions sur le devenir de l’humanité et porteur néanmoins de la force spinoziste d’un double engagement. « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui », mais la seule manière d’y vivre est soit d’essayer de le comprendre, à la recherche d’un ordre ni contingent ni arbitraire mais signifiant, soit d’accepter de suspendre sa marche pour entrer en contemplation devant une pierre, une fleur ou l’œil d’un chat. »

Dans cette première partie de « Tristes tropiques » intitulée «  La fin des voyages »,  Claude Lévi-Strauss écrit encore son regret de ne pas « avoir vécu au temps  des vrais voyages, quand s’offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit » .

Puis encore, l'accumulation dans ma bibliothèque des récits de voyageurs et voyageuses avec une prédilection pour l'Asie et le Tibet, en particulier avec les « Explorateurs du toit du monde », « Voyages au Moyen-Orient » de Pierre Loti, « Grand Tibet et vaste Chine » un recueil de ses voyages par Alexandra David-Neel, nombre d'autres récits de voyageq vers « la terre interdite » ( «  Tibet vers la terre interdite » un recueil de récits présentés par Chantal Edel, et de Priscilla Telmon le « Voyage au Tibet interdit » et son témoignage aux Racines du Ciel de Frédéric Lenoir - https://www.youtube.com/watch?v=ArZE8_l55OQ&t=234  ), les œuvres de Nicolas Bouvier, de Sylvain Tesson...

Insatiable de voyages.

Et puis plus avant encore Ulysse sur la mer Méditerranée, le poëme de Joachim du Bellay résonne encore en boucle... « Heureux qui comme Ulysse... ».  

« Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »

Oui l’idée de voyage m'a nourri depuis bien longtemps.

Et je songe alors,  remontant encore le temps. Au commencement : la sortie d'Afrique de nos très très lointains ancêtres ; et la lente et irrépressible conquête du monde, le peuplement humain de la planète, par toutes les voies possibles.

L'homme est un grand voyageur, le plus grand des migrants prédateurs. Cette dernière considération est bien sûr un jugement critique, non pas tant à l’égard de cette propension de l'homme à peupler son monde, à l'habiter qu'à la manière où aujourd'hui il le parcourt à toute vitesse, en multipliant les sauts de puces en avion, lors de ces mouvements frénétiques engendrés par la pratique consumériste du tourisme à grande échelle, où le goût de la découverte, du dépaysement, du soleil ou de la neige, se combinent étrangement avec ce besoin d'évasion, de fuite d'un quotidien souvent perçu comme routinier, voir harassant pour certains en mal alors d'ailleurs, d’autres mondes, d’un autre monde. Une manière aussi alors, sinon d'accepter, au moins de souffrir un mode de vie occidentale (mais aussi maintenant asiatique) trépidant, stressant où les rythmes s'accélèrent nous emportant dans une folle croissance vertigineuse qui 'est qu'une sorte de vaste tourbillon, siphon du monde, dont  la fin programmée dans une échéance rapprochée peut constituer alors une source d'anxiété.

Dans son livre « Renoncer au voyage », la philosophe Juliette Morice remet en perspective notre goût contemporain des voyages tout azimut pour le simple loisir et plaisir d'arpenter le monde, rappelant dès le début de son introduction que cette pratique faisait déjà l'objet d'une controverse à l'époque de la Renaissance et de l'âge classique en Europe. « Car il était loin d'aller de soi que l'on pu partir en voyage pour le simple plaisir d'aller voir ailleurs, de changer d'air, de bouger et encore moins de se divertir ».

Ce sentiment d' « épuisement du monde » par la multiplication des voyages touristiques qu’éprouvaient  déjà Claude Lévi-Strauss  et aussi Marc Aujé  dans « L'impossible voyage. Le tourisme et ses images », revêt aujourd'hui une autre forme à un moment où la perspective d'une fin de l'avion commence à poindre, du fait que l'homme, dans sa consommation frénétique de « biens », sa soif  intarissable d'espaces, commence à provoquer l'assèchement du sang noir de la terre.

Pour Juliette Morice « les phénomènes conjoints de la crise climatique et de la pandémie mondiale ont de nouveau transformé notre rapport au voyage […] celles et ceux qui prennent l'avion inconsidérément sont en effet montré du doigt.»

L'idée, la pratique du « voyage » entrent en tension à nouveau aujourd'hui comme hier ; ce qui en fait un objet philosophique. Et Juliette Morice pose la question : « Que perd t on exactement à refuser de voyager ? », notant  « que ce qui est recherché dans un voyage excède toujours le voyage, que la définition même de ce qu'est un voyage est en tout cas moins évidente qu'il n'y paraît » .

Ainsi à l’heure de ralentir le rythme frénétique des voyages pour faire face à l'urgence climatique, se pose de dilemme d'assouvir ce souci aussi philosophique d' « habiter le monde » pour l'homme, comme le note l'écrivain voyageur Nicolas Bouvier ( dans « Routes et déroutes »  dans  œuvres 2004).

Il ne s'agit pas là, malgré la critique de condamner le voyage, mais certaines de ces formes pour chercher à en revenir à ses fondamentaux. Ralentir. Prendre le temps de la transformation par l’épreuve de l'altérité avec ce qui nous semble hors de nous, étranger. Mais comment ralentir ? Comment le voyage, et selon quelles modalités, peut-il être une première réponse ouvrant vers un ailleurs plus profond ?

Cette interrogation m'a conduit à découvrir un petit livre d'une grande intensité, de Ella Maillart intitulé « Ma philosophie du voyage », rassemblement une quinzaine de textes, et pour commencer « le sens du voyage » où elle cherche à répondre, essentiellement pour elle-même, à cette question : « pourquoi voyager ? »

Ella Maillart égrenne ainsi les raisons primordiales souvent avancées par les personnes pour rendre compte de leur désir de voyage, « se sentir pleinement vivant », voir si le ciel est plus bleu sous d'autres cieux,  l'esprit d'aventure. .. Mais au-delà de ces premières raisons qui peuvent confiner le voyage à n'être qu'une «  habitude pernicieuse » selon le mot de Masefield  dans son introduction au « voyage de Marco Polo », qu'elle relève avec un soupçon de culpabilité, il y a un deuxième mouvement de la vie plus subtile, ou au-delà des différences que le voyageur perçoit dans un premier temps, il y a l'interdépendance de toutes choses, des êtres et des lieux. Ce qui lui fait dire qu’  « une des raisons principales du voyage est de développer en nous le sens de la solidarité, de cette unité sans laquelle notre monde aura de la peine à vivre ». Mais avoir le sens, la perspective, le but de l'unité, est-ce pouvoir prétendre l'atteindre ? Sans doute cela peut-il être notre désir profond. Cependant elle se pose la question «  mais verrons-nous jamais les «  10 millions de choses » de l'univers simultanément afin de devenir le tout de cette manière? » , faisant référence au maître taoïste Tchouang Tseu et citant le Bouddha :

« Aucun voyage ne mène au bout du monde. En vérité, je le déclare, dans son dans ce corps long de 6 pieds, avec ses facultés de perception et son mental, réside le monde, son apparition et sa disparition tirer ainsi que sa dissolution »

Ainsi le monde et le voyage sont foncièrement au dedans de nous, plus précisément dans nos facultés de perception, d'imagination. Le voyage est avant toute chose une projection de soi dans l'  espace et le temps, une espérance qui se dissout dans sa réalisation même.

Ella Maillart s'interroge sur cette vacuité du voyage : « ne détruit-on pas la plus belle partie du voyage en l’accomplissant ? dans quelle mesure le voyage réalisé et la révélation d'un nouveau pays compte-t-il des promesses du voyage imaginé? »

C'est ce que Juliette Morice appelle « la voie égocentrique » du voyage, « voyage entrepris pour soi, comme expérience résolument individuelle et sensible » ; qui finit par révéler l'impossibilité d'échapper à soi-même, toujours là présent au bout de chaque voyage qui apparaît alors comme une vaine répétition. Déjà Ralph Waldo Emerson, philosophe et poëte américain du début du XIX ème siècle, s'insurgeait contre « la rage de voyager » dans une sorte « d'auto suffisance du moi » : « l'âme n'est pas voyageuse le sage reste chez soi » (« La confiance en soi et autres essais » - 1841)

Bien avant lui, Sénéque le stoïcien dénonçait  déjà dans « La tranquillité de l'âme » cette  inconstance qui poussait à voyager, tant  l'âme humaine lui apparaissait incline au mouvement, incapable de rester en place et de trouver le repos (une thématique que reprendra Pascal).

« Ainsi on adopte un chemin après l'autre, on échange des spectacles les uns contre les autres. Comme le dit Lucrèce : « ainsi chacun de cesse de se fuir lui-même ». À quoi cela sert-il, si on ne s'échappe pas à soi-même ? Car on se suit soi-même, important compagnon qu'on n'arrive pas à semer. Nous devons le savoir : ce ne sont pas les défauts du milieu dont nous souffrons, ce sont les nôtres »
De la tranquillité de l'âme chapitre 2

Reste que pour une âme tempérée, n'ayant pas au cœur d'elle-même l'inquiétude du monde et de soi, le voyage peut-être salutaire. Là est le paradoxe. Et sans doute est-ce la fin heureuse des voyages de Ella Maillart d'avoir le sentiment d’avoir gagner en sagesse. Comme le note Juliette Morice, en conclusion de son chapitre sur  « la voie stoïcienne du voyage » , «  Le sage fait partie d'un tout, sa représentation du voyage fait qu'il voyage sans s'isoler des autres et du monde, ce qui est une condition du bonheur » .

Alors a-t-on vraiment besoin de déplacement physique pour voyager ? Le voyage imaginé n'est-il pas déjà, l'essentiel même du voyage. Ella Maillart évoque Rimbaud et son « bateau ivre », poème écrit sans qu'il ait encore vu la mer…

L'esprit est ainsi fait que sa nature est de vagabonder, de voyager, de fuir la routine et l'ennui du « toujours la même chose » , et sans doute est-ce lui d'abord qui nous pousse à vouloir aller voir plus loin si le ciel est plus bleu, à vouloir tout quitter. Mais peut-on « tout quitter »  ? Ne transportons nous pas avec nous, comme la part constitutive de nous-même, notre esprit, notre regard sur les choses et le monde. Comme le note Juliette Morice dans "Renoncer au voyage", "Le Journal de voyage en Italie de Montaigne nous l'enseignait déjà : au détail des étapes de son voyage se substitue progressivement une forme de carnet personnel décrivant par le menu les affects qui le traversent". Ella Maillart suit le même cheminement, progressivement, elle prend conscience que ses voyages sont un voyage intérieur. Elle reconnaît là « la grande illusion » du départ : « c'était toujours moi-même que je trouvais au bout du voyage.. ». Et de regretter d'avoir mis tant de temps à le comprendre vraiment et de trouver finalement le courage de faire face à elle-même. Elle cite alors Saint-Exupéry : « bien sûr on s'enfuit en voyage comme à la recherche de l'étendue. Mais étendu ne se trouve pas, elles se fonde ». Il s’agit de comprendre que l’étendue ne saurait ci se réduire à n’être qu'une dimension géographique, un arpentage de l'espace, mais qu'elle est avant toute chose une dimension spirituelle, qui nous permet d'en vivre toute l’épaisseur qui est celle de l'expérience multidimensionnelle de la vie, liée à l'introspection attentionnée du temps déjà passé. Là un détour, souvent bien utile par François Jullien peut s’avérer  nécessaire, d'autant que dans son élan vers l'Asie, Ella Maillart développe aussi cette intention du détour par l'Orient pour se comprendre comme européenne, et trouver l'extinction des interrogations dans l'unité.

« Je  prétendis qu'en vivant parmi les Asiatiques, j’acquerrais le pouvoir de discerner et de comprendre les erreurs de l'Occident »  
« En étudiant la cause des attitudes européennes et asiatiques devant la vie, les dépasser toutes deux et atteindre un point de vue qui me libérerait de mes limitations. L'unité est à coup sûr l'ultime vérité : là seulement toute question cessera »

L'expérience entendue au sens de François Jullien, ouvre à « la seconde vie », celle qui suit la première, mais qui n'est pas ni une autre vie, ni une deuxième vie, mais une porte d'accès à la profondeur du Vivre. Ainsi il m'apparaît que le sens du voyage, sa fin, pour Ella Maillart a  à voir avec cette « philosophie du vivre » qu'explore François Jullien, en lieu et place de la philosophie de l'Etre qu’a développé notre tradition occidentale. (« L’élan de l’expérience – Interview dans Philosophie Magazine novembre 2016 - )

Ainsi le voyage n'est pas tant un déplacement vers l'avant, vers un ailleurs en aval, mais bien plus tôt une forme de retour en arrière, en amont vers le soi, qui nous pousse ainsi à aller de l'avant, une sorte de recherche-compréhension de ce qui nous détermine et nous dégage ainsi une voie de liberté, ou la singularité du « je » ne saurait s’abstraire du support collectif qui le sous-tend. Ainsi à la question « suis-je l'auteur de ma vie ? » 

François Jullien répond dans cet interview cité :

« Le « ma » vie résonne de ce « développement personnel » qui prospère sur le marché du bonheur. La question du sujet y est rabattue sur la réappropriation de soi, et ce, à l’encontre de l’éthique et du politique. Ce sauve-qui-peut de l’individu me paraît méconnaître la dimension culturelle et collective sans laquelle aucune existence singulière ne peut se déployer. Le possessif – ma vie, ma culture, mon identité – est en ce sens une rétractation du soi. Je préfère entendre le « ma vie » comme « de la vie qui passe en moi », la vie telle que je la déploie. Dès lors, je reformule votre question : quelle part d’initiative, de liberté, donc de responsabilité, ai-je à l’égard de ce qui me revient comme vie ? Et ma réponse est le paradoxe que j’essaie de penser : même si initium signifie « début », l’initiative n’est pas première, elle vient après, après le retour réflexif sur son expérience passée. »

Le voyage comme expérience permet alors ce retour fondateur de soi, soi comme étendue des « transformations silencieuses » qu’évoque aussi François Jullien, œuvre du temps à notre insu mais dont la reprise est fondatrice du « vivre en conscience », sur le sol fécond de ce que l’on sait alors par expérience.

Ainsi Ella Maillart relate-t-elle cette expérience de la solitude jusqu'au bout de l'étendue des plaines tibétaines désertiques. Rien. Il ne se passait rien. Aux antipodes de l'aventure.  « quoique parvenu si loin, nous n'aurions pu pas su quoi écrire à la maison » ; peut-être comme Beaudelaire dans son poëme "Le voyage" : "

Nous avons vu des astres

Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;

Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres;

Nous nous somme souvent ennuyés, comme ici

Et pourtant non pour Ella Maillart « ce furent des mois passionnants »

« Le détachement devenait une partie de moi-même. Il était normal de n'être attaché à rien, de n'être nulle part ou partout chez soi, de se comporter en éternel nomade […]...A l'aise dans une réalité qui était du néant […] Nous ne devenons des êtres complets que lorsque nous sommes directement reliés à bon nombre de lieux, de personnes, de sentiments et d'idées […] il faut tenter de saisir la qualité essentielle des choses à travers les apparences, restez fidèle à son meilleur soi-même ainsi qu'à des amis éprouvés tout en diminuant l'énorme écart qui sépare nos pensées de nos actes. Il faut cesser d'être un mensonge vivant […] et voici le secret magnifique : plus on se détache, plus on jouit de la vie, et plus on vit pleinement dans le moment présent... »

Pour ma part, ce furent de longues marches dans la vallée du Dadès sur les contreforts du Haut Atlas au Maroc. "Une merveille de beauté" disent les brochures. Oui... et l'accablante chaleur, le poids du sac à dos, rien à faire, juste marcher, pas après pas. Le même paysage. Arpenter. Comme un infini dans lequel je laisse à peine une trace insignifiante. Toujours la même photo à prendre. Enfin la fraicheur du soir. S'abstraire du temps qui passe. Le matin, le jour et la nuit. L'arrivée. Expérience d'un vide plein.

Si tout le monde ne peut pas faire le «détour » par le Tibet, Ella Maillart rassure celui qui est un voyageur vers soi. « celui de nous qui est un chercheur, aura un autre Tibet - son propre vide. Il est le seul qui puisse trouver ce trésor bien enfoui au bout du détachement. »

Faisant référence à Jung, qu’«  il est de mode de citer » et qu’elle a rencontré avant son départ « vers l’Est », Ella Maillart affirme 

« Maintenant, je sais d'une certitude absolue pourquoi l'on pourquoi l’on voyage : afin de se trouver soi-même. »

S’interrogeant sur ce qu’à l’heure de sa mort pourraient représenter les voyages réalisés, Ella Maillart juge qui ne furent importants que parce qu’ « ils [la] rapprochaient de son vrai centre ». Et de conclure avec ces mots pleins de cette sagesse qu'elle cherchait au final (« j'ai voyagé pour devenir plus sage ») :

« Le voyage intérieur est le seul réel. J'ai fini par me trouver. Ce qui revient à dire que j'ai réussi à me débarrasser de mon moi fatigant autant qu’encombrant. Maintenant je sais qu'il y a un accès à ce centre immuable qui est identique en chacun de nous. Et à cause de lui, je peux enfin essayer en toute sincérité d'aimer mon prochain comme moi-même. Ne me sentant plus tiraillé, mais concentré, je marche avec patience vers cette unité qui, nous le sentons tous, est le premier, ainsi que le dernier mot de la vie. »

Dejà, dans "La voie cruelle" où elle raconte son voyage en Afghanistan avec son amie Christina, Ella Maillart confiait :

« Mais je commençais alors à découvrir ce que l'avenir ne ferait que confirmer : pour la première fois, le voyage dans le monde objectif ne parvenait plus à me captiver entièrement. Car le monde est moins réel que ce qui est activr notre vie intérieure. [...] notre état d'âme toujours changeant conditionne, transforme même, les paysages et les gens que nous rencontrons »

Tout me semble dit ici  pour dire « la fin du voyage », qu’on peut appeler la fin de l'égo, la compréhension de son illusion comme de nombreux sages, tel Ramana Maharshi, ont pu l'enseigner. Maharshi aurait  posé la question « qui voyage ? ». Il n'y a personne à voyager. Juste un passage d'une rive à l'autre.

Ainsi les voyages peuvent-ils permettre de passer à cette « seconde vie » prônée par François Jullien ; celle par exemple du Siddhartha  de Hermann Hesse, qui après une vie mouvementée de voyage, de recherche, d'ascèses, de désirs, de désillusions, se retire avec Vasudeva  le passeur, sur le fleuve enseignant le mystère du temps qui n'existe pas…

« Oui, Siddhartha, lui répondit-il. Tu veux dire sans doute que le fleuve est partout simultanément : à sa source et à son embouchure, à la cataracte, au bac, au rapide, dans la mer, à la montagne : partout en même temps, et qu'il n'y a pas pour lui la moindre parcelle de passé ou la plus petite idée d'avenir, mais seulement le présent.- C'est cela dit Siddhartha. Et quand j'eus appris cela, je jetai un coup d'oeil sur ma vie, et elle m'apparut aussi comme un fleuve, et je vis que Siddhartha petit garçon n'était séparé de Siddhartha homme et de Siddharta vieillard par rien de réel, mais seulement par des ombres. »

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​© 2018 adapté par Thierry Raffin. Créé avec Wix.com

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