Voici une chose au cœur même de ma quête, de mes croyances et de mon engagement spirituel. Que je n'en ai pas fait encore jusqu'ici l'objet spécifique d'un article m'étonne, alors qu’il est le point focal de mes réflexions philosophiques, comme la référence régulière que j’y fais l’atteste. Pourquoi y venir aujourd'hui ? Peut-être parce que l'évolution, la progression thématique de mes réflexions dans ce blog achoppe aujourd’hui sur cette force d'évidence la nécessité d'affirmer mes ( nos ?) engagements spirituels comme une voie pour faire face aux défis écologiques qui s'imposent à nous en termes de « sur-Vie » ?
Ainsi d'une certaine manière, ce nouvel article s'inscrit dans la continuité du précédent sur la « Spiritualité, une autre vérité ». En même temps, il me connecte à toute la tradition philosophique qui anime ma réflexion, et qui est celle du stoïcisme. Cet article est donc un écho vibrant à tout ce que je tente de faire passer dans ce blog, et en même temps un écho à ce livre de Michel Cazenave et Mohamed Taleb « Eloge de l'âme du monde » , avec lequel je suis en étroite résonance intellectuelle et spirituelle. Il est aussi un accord fondamental à ce qu’ils écrivent en propos liminaire de leur ouvrage :
« le fil conducteur qui donne une cohérence à l'ensemble de ce livre est le souci écologique, le soin que nous devons apporter à la terre qui est notre habitat. L'écologie est comprise ici comme vision du monde, interpellation métaphysique, attitude éthique, souffle spirituel, guérison de l'âme aussi. L'âme-du-monde assume justement cette fonction. Ce thème enraciné dans la plus ancienne tradition, comme celle des Grecs, est le vecteur qui donne à l'écologie sa dimension spirituelle, sa portée philosophique, sa langue symbolique également. »
L’Ame du Monde est un pont qui se maintient indestructible, entre la plus ancienne tradition de la pensée européenne, présocratique, où s’opère la jonction du « Mythos » et du « Logos » ; et la pensée fondatrice de l'éco-psychologie à l'aube du 20e siècle et dans sa première moitié, avec la figure restauratrice du vocabulaire de l’Âme que représente C.G Jung. Elle est aussi ce qui relie ce pont à l'ensemble pensées cosmologiques des peuples premiers, souvent rassemblés dans la perspective animiste (Cf Philippe Descola « Par delà Nature et Culture » et Thierry Raffin « Penser le vivant - un parcours philosophique » ).
Tirer le fil de la juste compréhension des soubassements de cette conception de l'Âme du Monde, et de leur évolution, me semble permettre de mieux comprendre le sens de l'engagement spirituel et de son articulation au « Destin du Monde ». Comment passe-t-on de l'approche stoïcienne à une conception éco-psychologique et éco-spirituelle monde ? voici la question que je me propose d’aborder dans ce nouvel article.
Il faut pour cela dans un premier temps faire l'effort de s'abstraire de cette opposition faite dans la ligne de pensée du dualisme cartésien entre le corps et l'esprit. Penser dans les termes de la philosophie stoïcienne, c'est d'abord penser à rebours d' une telle distinction psychosomatique. Les stoïciens forgent leur pensée dans une Physique qui oppose les « corporels » aux « incorporels », ne recoupe à l'opposition corps/esprit. Ainsi, l'âme, aussi déroutant que cela puisse nous apparaître, fait partie des « corporels » (les « incorporels » étant le lieu, le vide, le temps et « le signifié » - le discours). La compréhension de l'âme chez les stoïciens s’inscrit dans la considération des liens existants entre les deux principes premiers des « corporel s » que sont les entités « Dieu » et la « Matière ». On peut ainsi suivre Sénèque dans son enseignement à Lucilius, qui lui explique en contrepoint des théories complexes d'Aristote - multipliant les causes-, que pour les stoïciens, il n'y a qu'une seule cause : Dieu. Ainsi, le principe passif de la physique des corps - la matière - est une substance privée de qualité, inerte et disposée à tout, tandis que Dieu est la cause ou la raison qui transforme la matière en toutes choses. Ces deux principes corporels que sont Dieu et la Matière sont aussi appelés «Nature » et «Monde », manifestations de leur composition, comme on peut le lire aussi dans l’ouvrage de Cicéron « La nature des dieux » (ND) :
« Le monde est sage, et la nature qui tient toutes choses embrassées, doit exceller par la perfection de la raison ; ainsi le monde est Dieu et ensemble du monde est embrassé par une nature divine » ND – XI-29
« Le monde possède donc la vertu et donc il est sage et par conséquent dieu » ND – XIV-37
Cicéron encore, contre les épicuriens, plaide pour la divinité du monde, dans une démonstration qu’il conclut par cette affirmation :
« il en résulte que le monde est un être animé doué de conscience, d'intelligence et de raison. Ainsi on conclut que le monde est Dieu » ND – XVII-45
Ainsi, depuis son fondateur Zénon, l’Ecole du Portique articule-t-elle sa physique sur ce principe que Dieu est un « spiritus » ( souffle, émanation) qui persiste à travers le monde. Cette qualification de « spiritus », renvoie à toute une série de termes équivalents « animus » ( esprit ), « mens » ( intellect ), « ratio » ( raison ), en sorte qu'on y reconnaisse l’Âme du Monde (« anima mundi »). Cicéron remonte même à Pythagore avant Zénon, cette idée que Dieu est un animus qui se présente dans la nature de toutes choses. Comme le résume Diogène Laërce en présentant la doctrine physique des stoïciens : « La mens pénétre tous les membres du monde, comme l'âme pénètre chez nous [les hommes] »
On le voit, si l’âme est un corps pour les stoïciens, l'âme du monde est l'idée d'un corps dans un corps et non celle d’un esprit au sens où nous l'entendons animant un corps comme une substance distincte. Comme le note Pierre Haese dans son article « les stoïciens et l'âme », « cette conception de l'âme comme réalité corporelle est totalement étrangère à toute connotation spiritualiste souvent attachée à l'âme ».
Ainsi, la physiologie stoïcienne de l'âme ne cesse-t-elle de nous étonner au regard de nos catégories de compréhension largement influencées par la théologie chrétienne, inspirée du néoplatonisme plotinien. Tout en étant dans un mélange intime avec le corps (matière) qu'elle anime, s’y absorbant en s’y diffusant, tout en conservant son essence propre, l’Âme revêt aussi pour les stoïciens une autre acception qui ouvre à la dimension spirituelle. L’Âme ou sa partie essentielle, directrice comme le disent les stoïciens, est aussi nommée « Hégémonikon » , et loge dans le cœur et irrigue à partir de la l'ensemble du corps. L’hégémonikon est le siège de l'esprit qui a encore pour noms « Logos » ( raison ), Dianoïan ( pensée ), to logistikon (la faculté de raisonner ), qui est aussi la « Prohaïresis » - capacité de décision en conformité avec la nature, elle-même expression de la raison de Dieu, de l'Âme du Monde, par laquelle l'homme est responsable de son Destin, c'est-à-dire de l'enchaînement de l'ordre des choses déterminé par le « logos universel ».
« Ainsi chaque conscience porte en elle le sentiment que la raison qui l’anime et gouverne l'univers , et trouve dans ce sentiment l'assurance de penser raisonnablement, c'est-à-dire en conformité avec elle-même, cela revient à penser en accord avec le monde et avec chaque partie du monde » ( A. Bridoux « Le stoïcisme et son influence » Paris Vrin 1966)
Reste que l'ancien stoïcisme ne nous est pas parvenu sans traduction, sans distorsion au moment de la « redécouverte » des textes à la fin du 16e et au 17e siècle, fondant le néo-stoïcisme classique qui va développer la conception « moderne » de l'âme du monde. Cette redécouverte et relecture des stoïciens est largement diffusée par l’œuvre initiatrice de Juste Lipse, philologue allemand ( 1547-1606 ), appuyée largement sur les textes de Sénèque donc il se fait l'éditeur, dont il met en lumière la dimension de « théologie cosmique », lui donnant une couleur platino-stoïcienne compatible avec le christianisme platonisant de la Renaissance. L'Animus du monde renoue alors avec sa conception platonicienne d'incorporel. Un autre parlementaire français Guillaume Du Vair (1556-1621), lecteur de Juste Lipse va donner une coloration plus politique à ce néo-stoïcisme, à la fois en ligne avec la morale de l'engagement dans l'action des stoïciens, se revendiquant citoyens du monde ; et avec l'humanisme chrétien de la Renaissance, faisant de l'homme la mesure des choses. Comme le montre Marie Bolloré (« Le néo-stoïcisme : lecture du De Constantia de Juste Lipse et du Traité de la constance et consolation ès calamitez publiques de Guillaume Du Vair » :
« L'homme a le devoir d'agir, il ne peut vivre entièrement retiré du monde. Ceci s'explique par la conception du monde qu'ont les stoïciens . La cosmologie est conçue comme un système politique : les hommes étant membres d'un plus grand corps (le monde) tous agis et reliés par le pneuma divin . Les hommes font partie du Grand Tout, de l’Anima Mundi c’est à dire de Dieu ».
Se forge là une « théologie naturelle » qui va connaître son développement au XVIIe et XVIIIe siècles. Un nouveau chemin de l'âme du monde s'ouvre alors bien exploré par Michel Cazenave et Mohamed Taleb. Cependant cet humanisme naissant va connaître une bifurcation, avec l'avènement de l'individualisme à l'âge classique. Deux voies de libération sont proposées, antagoniste alors. Celle nouvellement promue par le dualisme cartésien opposant l’Homme et la Nature ; et celle de la critique Spinosienne à la fois éthique et politique, poursuivant la veine de l'âme du monde avec cette affirmation de l'identité de Dieu et de la Nature (« Deus sive Natura ») , invitant l'homme à y prendre en conscience sa juste place.
Comme le montre Mohamed Taleb « l'humanisme cosmique » de la Renaissance va être submergé par un humanisme individualiste, centré sur la domination de la nature par l'homme, forgeant l'approche matérialiste du monde par la modernité et l'esprit capitaliste triomphant, force de désenchantement du monde comme le montre bien le sociologue Max Weber à la fin du 19e siècle dans son livre «l’Ethique protestante et l'esprit du capitalisme ». C’est tout ce courant dominant de la pensée qui vient disqualifier la pensée de l'âme du monde. Comme le note Mohamed Taleb dans « Arpenter les chemins de l'éco-psychologie » :
« Le père Marin Mersenne, ami et compagnons d'idée de Descartes fut l'un des plus virulents dans la lutte contre l’Anima Mundi, une «hérésie» dans le jargon inquisitorial. En fait, c'était bien un « obscurantisme scientifique » qui se mettait en place pour priver le monde, la nature, le cosmos et l'humain de la profondeur qualitative que les Anciens percevaient. »
Cependant le « Feu Créateur » de l'âme du monde continue à couver de manière plus ou moins souterraine dans la veine du romantisme et du courant de la philosophie de la nature allemands, venant revivifier les approches de la nature de Paracelse, grand inspirateur aussi de la dimension alchimique de la pensée de Carl Gustav Jung. C'est toute l'approche théosophique qui va ainsi être ensemencée avec l' œuvre de Jacob Boéhme ( voir Antoine Faivre « Philosophie de la nature : physique sacrée et théosophie - 18ème et 19eme ») :
« cette Naturphilosophie apparaît fondée sur un certain nombre de principes […] premier principe : la nature a une histoire, et cette histoire est de nature mythique […] . Deuxième principe : l'identité de l'esprit et de la nature ( Schelling).[…] Troisième principe : la nature toute entière est un vivant, tissu de correspondance à déchiffrer » .
Bien loin de n’être que l'antre obscur d'une pensée ésotérique, voire occulte, la philosophie de la nature au croisement de la théosophie, apparaît comme le lieu même d'une articulation du sacré et du politique. Ainsi l’humanisme romantique de Franz Von Baader, l'un des artisans de ce courant Théosophique, s'inscrit-il aussi dans une critique du capitalisme libéral dont il dénonce le caractère aliénant et l’exploitation de l'homme et de la nature. La notion « d'inconscient collectif » , théorisé par Carl Gustav Jung, qui selon Antoine Faivre est sans doute l'un des derniers représentants de la philosophie de la nature allemande, s'inscrit dans cette lignée Théosophique qui développait l’idée que les âmes singulières prenaient sens dans l'âme universelle, autre nom de l'âme du monde. Ce que montre aussi Mohamed Taleb dans son ouvrage « Arpenter les chemins de l'éco-psychologie ». Ainsi, James Hillman (1926-2011) , l'un des continuateurs de l'oeuvre de Jung, va faire le lien entre ces théories de l'anima/animus et le thème de l’anima mundi. Sa « psychologie de l'âme » poursuit le travail de Jung sur « L’âme et la vie » , se veut une « psychologie archétypale » , l'objectif étant de retrouver le sens du Cosmos des Anciens, combinant les dimensions cosmique, écologique et psychologique. James Hillman l'un des précurseurs de l'éco –psychologie au début des années 70 ; comme le note Michel Maxime Egger ( « Soigner l’esprit , Guérir la Terre » ) « estime que la crise écologique et nombre de troubles psychiques sont la manifestation d'une société malade », affirmant que la thérapie ne doit pas tant aider les personnes à s'adapter au système qu'à acquérir les ressources intérieures pour s'en libérer et transformer le système. C'est sans doute Théodore Roszak, inventeur du terme même « ecopsychology » , qui va expliciter le plus avant cette intuition que « c'est l'âme du monde qu'il faut amener à la conscience, et non pas seulement nos histoires personnelles refoulées ».
Théodore Roszak, intellectuel dissident chantre de la « Contre Culture » aux Etats-Unis , était historien, sociologue, et aussi romancier. Il a écrit un livre majeur sur la fondation de de l’éco-psychologie, « The voice of the earth. An exploration of eco-psychology » ( 1993 ), montrant comment ce chemin offrait une perspective philosophique, thérapeutique et psychologique.
On peut conclure avec Mohamed et Michel Cazenave que
« retrouver le chemin de l'âme du monde, c'est se donner la possibilité de faire advenir un monde de la réconciliation, par-delà les dualismes qui déchirent lunité du monde. »
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