« La méditation c'est un moment où l'on n'a plus avoir à saisir, à comprendre, à performer ». Ainsi Fabrice Midal peut-il souvent présenter la pratique méditative, comme lors de son intervention d'octobre à son Ecole Occidentale de la méditation. Lorsque je veux présenter moi-même la méditation, je dis combien c'est paradoxalement une pratique à la fois facile et difficile. Il est facile de s'asseoir, de noter et d'observer sa respiration. Il est difficile de rester ainsi assis, à ne rien faire pour ainsi dire et cela…un certain temps ! il y en a un « insaisissable » dans la méditation que seule la pratique peut nous permettre de toucher au plus près de manière expérientielle. Mais que peut-on dire de cette dimension dès lors que l'on cherche à partager cette expérience avec des mots ?
Pourquoi chercher à saisir cet « insaisissable » ? Cela peut s’avérer utile pour baliser, guider, enseigner au mieux ce chemin déconcertant, insaisissable au sens de difficile à appréhender par l'esprit. Le dire ainsi met en évidence les limites de la pensée dans cette tension de la compréhension , peut-être sur un versant « spirituel » ; alors même que le verbe « saisir » oriente quant à lui la pensée - dans un premier temps au moins- du côté la préhension, au sens de prendre, de tenir de manière matérielle.
Il y a une réelle difficulté à définir cet « insaisissable » ; mais n'est-ce pas normal ? et n'est-ce pas même cette difficulté ressentie qui en constitue la définition ? alors comment avancer pour saisir (avec l’esprit)(un peu) à quoi on peut faire référence ? On peut tenter de chercher du côté de l'ouverture, de l’incertitude, de l'ouverture à l’incertitude. Ne peut-on voir aussi comment nous sommes pris, absorbés par nos pensées qui nous saisissent alors plus qu'on ne peut les saisir véritablement. Observer ce phénomène d'évanescence des pensées qui nous conduisent, nous pilotent et nous (mal)mènent , peut nous aider à toucher l'expérience de l'insaisissable dans la méditation.
Cela a peut-être aussi là quelque chose à voir avec l'acceptation de ne pas contrôler ce phénomène ; avec aussi la curiosité au regard de la manière dont nous sommes agis plus que nous ne sommes acteurs. Curiosité et encore une fois acceptation, que cela soit ainsi, alors que nous aimerions tant pouvoir avoir prise sur notre vie et les événements qui la composent, sur ce que nous ressentons et exprimons.
« Insaisissable », n'est-ce pas non plus ce qui dans cette suspension de la projection de l’ « être » et du « faire » , laisse un doute sur ce qui semble là présent - le moi et le non-moi - cet espace de distinction-indistinction de l'identité personnelle, au regard d’ un monde qui tout en paraissant extérieur, n'est (nait) que par le truchement de la pensée (représentation) ?
« Insaisissable » aussi parce qu'il n'y a rien à com-prendre, rien à prendre dans cette posture méditative. Paradoxalement (mais c'est aussi sans doute un effet de traduction-trahison de « Mindfulness » ) la pleine conscience dévoile comme un vide de la conscience puisqu'il n'y a alors dans l’ Être-là, rien à saisir.
« Tenir l'infini dans la paume de la main » : ce vers de William Blake (repris comme titre d’un livre d’entretiens entre le moine Matthieu Ricard et l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan donne bien une image de cet insaisissable, à la mesure d'un monde à l'apparence illusoire (Morton sur 135)
Dans cet « être là », la présence à soi-même ouvre un espace de déstabilisation de l’identité, une incertitude du moi, qui s'origine d'un doute quant à la connaissance ou à la consistance de ce moi qui paraît débordé dans par cette inconnaissance. C'est comme si nous échappions à nous-mêmes dans un débordement de l’être ; ou peut-être c'est comme si cette expérience d'élargissement nous faisait apparaître l'étroitesse du sentiment ordinaire de soi comme être séparé. L’ insaisissable semble avoir sa source dans cette dilatation de la conscience qui laisse un «moi » flottant, vague, incertain.
Ce n'est pas tant le moi qui est insaisissable - il est une réduction illusoire rassurante, un effet de saisie de soi par soi. Non c'est plutôt cet espace de l'être qui se manifeste - sans qu’aucune limite puisse le contenir - comme l’image de soi insaisissable dans le miroir : « je est un autre » (Rimbaud) Image devenue alors si étrangère que la conscience de soi transfigure même le « trop humain » ainsi réfléchi .
Dans un livre édifiant – « La pensée écologique »- où il nous propose de prendre conscience de l’ « étrange étrangeté du monde et des liens de tout avec tout », le philosophe Timothy Morton évoque l'"expérience méditative" comme « on tombe dans un puits gravitationnel », dans un état « sans espoir » et pour cela « sans peur » et où « un instant il y a une ouverture absolue ». Cela semble une expérience étonnante, étrange ; où soudain l’ouverture est en forme de « doute hyperbolique » comme le montre aussi Descartes dans ses Méditations métaphysiques, et où il semble au premier abord que la raison ne peut rien saisir de réel, de vrai. « Est-ce réellement moi ?comment le savoir ?» se demande aussi Timothy Morton. Pour décider de la réalité, de l’ego attaché à l'expérience de penser, il faut justement renoncer à la pensée réflexive et s'en tenir à l'évidence insaisissable de l'intuition d'être. Comme le note avec justesse Fabrice Midal, le Cogito de Descartes (« Je pense donc je suis ») qui ouvre le chemin de la rationalité moderne, est d’abord une fulgurance insaisissable de l’esprit : « l’évidence présente [du Cogito] n’a besoin d’aucun autre garant que son rapport à mon attention portée à l’extrême » (Fabrice Midal « Comment la philosophie peut nous sauver. 22 méditations pour changer notre vie » )
On peut encore toucher cette dimension d'insaisissable dans la méditation, dans ce constat que Fabrice Midal fait dans l'un de ses enseignements du caractère à la fois vrai et fallacieux de l'affirmation que la méditation serait « une science de l'esprit » (https://www.youtube.com/watch?v=22mWwt10MjQ ). Il ne s'agit pas dans la méditation d'imaginer pouvoir se mettre dans la position de l'observateur extérieur, examinant, analysant le fonctionnement de son esprit ; mais d'observer aussi ce dédoublement troublant de la conscience-esprit elle-lui-même dans cette opération ; et par lequel ce qui est observé est une manifestation même de ce qui observe, à la fois contenu et séparé.
L'insaisissable n'apparaît alors que dans le moment où l'on accepte cette double trouble identité ; en renonçant à l'objectivité scientifique ou même philosophique qui commande un réajustement draconien de la perspective, un pur alignement de la diffraction de l'être dans le cogito, qui n’est au final qu'un oubli du chemin de la conscience en tant qu'elle n'est pas pure intellection, mais une présence pleine et entière à ce qui est, tout à la fois puits sans fond de l’être et court-circuit de la pure intuition d'exister.
Cette insaisissabilité est la tension même de notre conscience face à ce qui est et se présente à elle. Elle ne peut être évacuée, mais juste acceptée . Cette acceptation qui émerge dans la pratique devient ainsi en quelque sorte la condition pour une juste saisie de l'insaisissable, sa com-préhension expérientielle.
Nous empruntons là encore le chemin ouvert par la phénoménologie – Husserl d'abord, puis Heidegger et de sa « différence ontologique » entre l'"être" et l'"étant" - et aujourd'hui pas à pas, par Claire Petitmengin ( une philosophe et chercheuse en science cognitive , élève de Francisco Varela, pratiquante bouddhiste) et sa méthode micro-phénoménologique telle qu'elle la développe dans son ouvrage « l'expérience intuitive » (http://clairepetitmengin.fr/AArticles%20versions%20finales/francisco24juin.pdf ). Elle met ainsi en lumière comment l'esprit constitue l' "étant" par le travail incessant de saisie d'un extérieur : « Ordinairement la crispation de l'attention sur les objets me donne un sentiment d'existence , une existence d'emprunt. Je crois faire l'expérience d'un sujet au travers des objets » (Voir son article « Une trouée de ciel bleu dans la brume » dans le livre de Christophe André « Méditer avec nous » page 292). C'est cette tension pour exister que le méditant lâche : « le méditant renonce à toute prise, à tout appui solide » (article cité 293). Alors ce qui pouvait sembler une limite de l'esprit -l'insaisissabilité- nous apparaît positivement comme l'expérience de la « non-saisie », par laquelle il devient possible d'accéder à la véritable nature de l'esprit : « la vacuité » - (Claire Petitmengin , « le chemin du milieu. Introduction à la vacuité dans la pensée bouddhiste indienne ») , « Cette interdépendance ou co- production qui prive les êtres d'existence propre » ("Méditer avec nous" page 28). pour Claire Petitmengin, la pratique méditative nous révèle « ce processus de co-émergence et [permet] de le relâcher dans sa propre expérience ou plutôt dans un "espace" où il n'est plus ni « moi », ni « mien », ni « autre », pour lequel les mots nous manquent » (in « le chemin du milieu » page 175 )
N'est-ce donc pas l'esprit lui-même, sa nature véritable, sa composante fondamentale qui serait insaisissable, en tant que la doctrine traditionnelle bouddhiste le définit comme « conscience pure », c'est-à-dire vide de toute de toute affectation, et séparée, intouchée par les élaborations mentales.
Voilà une conception de l'esprit, étrange pour les neurosciences modernes comme le défends Wolf Singer dans un dialogue avec Matthieu Ricard dans le livre « Cerveau et méditation » en notant que ce dernier oppose un « esprit immaculé » qui serait l'observateur et d'autre part des contenus qui apparaîtrait dans cet esprit. Insaisissable on le voit, car difficilement compréhensible du point de vue de la science objectivante ; mais qui apparaît aux méditants, à la lumière de l'expérience, comme une vérité pouvant faire l'objet d'un accord inter-subjectif comme le rappelle en réponse à Wolf Singer, Matthieu Ricard. La pratique de la « méditation sans objet » ou de la « présence ouverte » dans laquelle l'attention n'est pas focalisée sur un objet particulier sans être distraite correspond à cet état de non-saisie.
Ainsi convergent les fruits de la pratique vers cette idée que ce que l'esprit rationnel peut penser comme "insaisissable" est peut-être cette disposition de la pure conscience à la non-saisie des objets, par laquelle l'être expérimente sa nature véritable.
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