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Photo du rédacteurThierry Raffin

"L'estre véritable"

« L’estre véritable ». L'expression est empruntée aux Essais de Montaigne, où dans le chapitre 18 du livre II, il s'attache à justifier l'objet de son ouvrage de réussir à se « peindre luy-même ».

« Je veux qu'on m’y voie dans ma façon d'être simple, naturelle et ordinaire sans recherche, ni artifice car c'est moi que je peins » (ouverture des Essais « Au lecteur » ).

Dans un article ancien de ce blog, j'interrogeais cette ambition et cette possibilité d' « être soi-même » promue par la psychologie du développement personnel. Je tâchais d’y montrer toute la difficulté de l'entreprise à bien se connaître, et l'illusion consistant à penser un autre « moi » que le soi qu'on est, insaisissables dans le mouvement même de sa transformation biographique, expérientielle. Je concluais alors sur l'importance bien plutôt, rappelée par les anciens, et reprise par certaines écoles de méditation contemporaines : « à devenir pleinement humain, à faire œuvre d'homme, à s’inscrire dans sa nature et la nature du monde ». Énigmatique !

Ce nouvel article cherche approfondir les raisons possibles de cette difficulté à se peindre, à se dire soi-même, à découvrir « son être véridique ».



Montaigne avec ses « Essais » est reconnu pour inaugurer un style littéraire qui consiste à prendre sa vie comme objet spécifique, point d'entrée et à part entière d'un livre destiné à la publication, une forme de journal intime public ; un tout autre projet que « Les pensées pour moi-même » de l'empereur philosophe stoïcien Marc Aurèle. Cette intention de Montaigne donne une toute autre dimension et perspective à l'ouvrage, à l’oeuvre. Et plusieurs fois au cours même du livre et pour l'introduire, Montaigne se sent obligé d'expliquer sa démarche, de la justifier. Et au-delà de l'adresse « au lecteur », c'est dans le livre II, dans ses propos sur « le démentir », c'est-à-dire en vieux français sur le fait de dire à quelqu'un qu'il en avait menti, une forme de provocation en duel, qui dit bien l'importance vitale de la vérité et de l'honneur, que Montaigne explicite son projet de se peindre lui-même. Idée si nouvelle qu'il doute même de pouvoir intéresser son lecteur, se consolant avec autodérision, en pensant que les pages invendues de son livre pourraient toujours servir à envelopper du beurre acheté au marché. Avec plus de sérieux et de sagesse, il manifeste surtout la conscience de ne pas avoir perdu pour lui-même son temps à cette œuvre :

« Moulant ce portrait sur moi-même, il a fallu si souvent me façonner et mettre de l'ordre en moi pour extraire cette image que le modèle s’est affermi et, en quelques mesures, former lui-même. En me peignant pour autrui, je me suis peint intérieurement de couleur plus nette que ne l'était celle que j'avais d'abord. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, qui ne s'occupe que de moi, qui est un membre de ma vie, qui ne s'occupe pas de tiers et qui n'a pas de fin extérieure à lui comme les autres livres. Ai-je perdu mon temps en faisant pour moi mon inventaire de moi-même si continuellement, si soigneusement ? Car ceux qui s'analysent en penser seulement, et oralement, une heure en passant, je sais que ce n’est pas aussi essentiellement et ne se pénètrent pas comme celui qui fait de cela son étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à tenir un registre permanent avec toute sa foi, toute sa force. »

S'il faut citer ainsi longuement Montaigne, extraire ce passage des Essais, ce n'est pas simplement pour le plaisir de la lecture, de la langue, mais parce qu'il dit là l'essentiel peut-être de l'art d'être soi-même, ce mystère même de « l'être véritable ». D'une certaine manière on pourrait penser que Montaigne inaugure là la voie du développement personnel et de ces injonctions qui font aujourd'hui « florès » : Se connaître soi-même, être soi-même, être authentique. L'intention est là. Mais comment se traduit-elle dans les faits ? Avec quels résultats ? Toute la philosophie est traversée par cette volonté du vrai et cette inquiétude du faux, par cette tension entre la rhétorique et la philosophie. L'une comme l'autre cherchent à se distinguer de l'autre comme le vrai du faux. Ce que montre bien Claude Romano dans son livre clé - « Etre soi-même. Une autre histoire de la philosophie ». Une tension existe ainsi dès l'origine de la reconnaissance de la « grâce » entre ce qui en ferait le fond authentique d'un être et ce qui n'en serait que l'artifice du paraître « gracieux ». Tension qui est celle aussi entre une conception de la rhétorique telle celle de Fronton ( maître de Marc-Aurèle ) qui en faisait l'école même de la vie, comme « savoir-être » et sa dénonciation par Platon comme simple « savoir faire » de manipulation du langage, du vrai et du faux, comme s’y employaient les sophistes. Tension qui rebondit dans les aphorismes des « pensées » de Pascal lorsqu’il écrit que « la vraie éloquence se moque de l'éloquence », sentence qui ne manque pas de déchaîner un tourbillon d'interprétations dans l'appréciation du degré auquel il faudrait l'entendre.

Ainsi peut-on comprendre que la distance du vrai ou faux, si radicale dans l'esprit, peut dans l'usage paraître infinitésimale, et pour cette raison difficile à apprécier avec justesse. Alors qu'est-ce à dire, rapporté à cette ambition, que la prétention d'être soi-même ? Comme le laisse entendre avec beaucoup de subtilité et d’à propos Montaigne, et comme je l'écris vais à la fin de mon précédente article sur « être soi-même » : « le Soi ne se serait-il rien d'autre que cette quête même de soi qui nous anime ? » C'est là tout le jeu même de la réalité et de l'apparence, au cœur de l'histoire de la philosophie, entre l'objectivité et la subjectivité. Je disais alors dans cet article qu'il faudrait prolonger les interrogations de Francisco Varela pour dégager une « éthique de soi » . Allons-y pour étoffer ce nouvel article. Dans la conclusion de son livre « L'inscription corporelle de l'esprit », Francisco Varela écrit, reprenant les enseignements de l'école philosophique de Kyoto avec Nishi tani Keiji :

« Puisque le sujet peut se représenter à lui-même, il devient un objet pour la représentation, mais un objet différent de tous les autres. Ainsi le soin devient-il finalement à la fois un sujet objectivé et un objet subjectivé. Cette situation délicate révèle le caractère fuyant, l'instabilité de la polarité subjectif / objectif dans son ensemble »

Ce va-et-vient qui est comme un trouble entre l'objectivité la subjectivité, ouvre la question déstabilisante d'absence de fondement, et donc de « soi ». Ce dernier peut alors apparaître comme la manifestation d'un esprit avide, replié sur lui-même. Pour Varela comprendre ce mécanisme inhérent à l'esprit de la production d'un soi, permet de prendre conscience du fait qu'il n'y a pas de soi dans son expérience effective ». Pour lui l'expérience méditative ouvre à cette perception et un chemin ou « l'esprit se détend un peu plus dans la tension [ et ] s'élève à un sentiment d'intégrité ». La mentalité vulgaire de l'intérêt crispé sur soi-même peut être quelques peu relâchée pour se voir remplacer par un intérêt pour les autres. » « l'éthique du soi » alors apparaît alors paradoxalement comme une empathie non égocentrique. D'un point de vue pragmatique, cette expression ne signifie pas qu'un « je » soit impossible ou inexact, à condition de ne pas assimiler ce « je » à l’ego transcendantal cartésien. Le cogito - le « je pense donc je suis » - n'est pas la preuve ou l'axiome de l'existence égotique ( la réalité d'un soi), mais son expression langagière par laquelle le « je » nait, advient. Ce que dit Varela aussi dans un autre petit livre lumineux « quel savoir pour l'éthique ? » :

« On peut dire que ce que nous appelons « je », nous-mêmes, nait des capacités linguistiques récursives de l'homme et de sa capacité d'auto description et de narration. Comme la neuropsychologie l'a montré depuis longtemps, la fonction langagière est celle aussi d’une capacité modulaire qui cohabite avec toutes les autres choses que nous sommes sur le plan cognitif. Nous pouvons concevoir notre sentiment d'un « je » personnel comme le récit interprétatif continuel de certains aspects des activités parallèles dans notre vie quotidienne. »

Ce qui nous ramène au « Essais » de Montaigne pour cerner cet « être véridique » . Montaigne faisant son portrait n'est pas à la recherche d'un « moi » transcendantal, une sorte de quintessence de son intériorité : Le projet est plus modeste, plus humble, plus prosaïque comme le montre bien Claude Romano : « Il n'y a ici rigoureusement aucune différence à faire « moi » et « Michel de Montaigne », mais, alors que c'est précisément la différence entre « ce moi (ille ego) » et « René Descartes », entre le pur sujet philosophant des méditations et l'individu empirique qui signe l'ouvrage » « Ce qui importe ici avant tout c'est la manière dont cet individu se présente aux yeux du lecteur, son style dépourvu d'affectation, son absence de souci d'approbation et de gloire, en un mot son indifférence à la façon dont il sera jugé, d’où procède la vérité du portrait lui-même. Ce qui importe, c'est donc une manière d'être, le naturel, gage de vérité. Comme Montaigne le redira dans sa lettre à Madame de Duras, « je ne veux tirer de ces écrits sinon qu'ils me représentent à votre mémoire au naturel. » Montaigne affirme ainsi ne pas écrire pour lui-même, mais pour ses lecteurs, ses amis. Ce livre qu'il écrit sur lui-même n'est pas tant une introspection, mais une manière d'être au monde, où ce qui prime est la culture de l'amitié, l'art de vivre dans la conscience de la vie.

Aussi, peut-on comprendre ce passage illustre qui clôt pratiquement le livre dans son chapitre conclusif sur « L'expérience » :

« Nous sommes de grands fous : « Il a passé sa vie dans l'oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait aujourd'hui. - Quoi, n'avez-vous pas vécu ? De vos occupations, non seulement c'est celle qui est fondamentale, mais celle qui est la plus illustre. - Si l’on m'avait mis à même de m'occuper des affaires importantes, j'aurais montré ce que je savais faire . - Avez-vous su méditer et prendre en main votre vie ? [si vous avez fait cela] vous avez fait l’oeuvre la plus grande tout. »

Ainsi donc l’ « Etre véritable » de Montaigne ne confine pas tant à une ontologie de l’Etre en soi, sans doute aussi inatteignable que la « chose en soi » de Kant, qu’à une conjugaison qui lui enjoint d’« être véridique » autant qu’il le peut, en cherchant le naturel plus que sa nature, en affichant sans ostentation sa simplicité, cherchant son unité (y compris dans sa diversité intrinsèque et contradictoire) et évitant par là toute duplicité. Sans jamais être assuré de sa vérité, il s’agit pour lui d’être aussi vrai qu’il est possible, sans illusion cependant sur la quasi-impossibilité d’un tel projet, du fait de l’opacité à soi que l’expérience sincère nous fait découvrir dans ce retour sur soi que l’on peut entreprendre.


Peut-être pouvons-nous là au terme de cette balade au cœur des Essais , suivre Montaigne dans ce chemin d’une plus grande connaissance de soi , et considérer combien « être véridique », c’est découvrir et reconnaitre cette opacité, cette ambivalence irréductible.

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