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Photo du rédacteurThierry Raffin

« Je » - Ego Sum ? L’Etre SOI

« Soit ce que tu es ! ».  C'est le titre d'un livre phare de Ramana Maharshi dont l'enseignement s'articule autour de la réalisation de Soi et de l'illusion de l’ égo. Voilà une injonction troublante, paradoxale, et en même temps d'une haute tenue spirituelle plus que philosophique peut-être. Elle provoque la logique classique, aristotélicienne. Comment ne pas être ce que nous sommes , distinct de l'ego qui pense ? De quel « être » parle-t-on ici ?qui EST ? Je? Sinon « qui » ou « quoi » ? Quel sens peut avoir une telle question? Quel est le niveau de réalité du mental, de la conscience ? Quelle conscience ?Cette « simple » affirmation de Maharshi ouvre un gouffre de questions, l’ abîme du doute. Peut-on en sortir, discerner d'une manière ou d'une autre un chemin qui conduit à la compréhension ? A la réalisation du Soi, en lieu et place de l’égo ? Celui de la méditation  ? De l'investigation ?

Quel chemin trouver, quel pont emprunter entre l’Occident de Platon, de Descartes, de Pascal, de Husserl, de Sartre et la doctrine hindouïste orientale de l’Advaïta Védanta, pour comprendre la Réalisation du Soi, dans la dissolution de l’Ego ? La Voie de la Transcendance de Graf Dürckheim ?


À travers toutes ces points d’interrogation, c'est bien la question récurrente de l’ égo qui est à nouveau posée, et que j'ai maintes fois abordée. Par ordre chronologique :

- Connais-toi toi-même. Ou le souci de soi - 4 août 18

- Et moi… émoi - 28 août 18

- Moi ça va ! Et le monde ? - 6 septembre 18

- Je souffre ! - 19 février 19

-  Mais où  avais-je la tête ? - 2 juin 19

- Je panse donc je suis - 12 octobre 21

- Soi comme  autre - 23 novembre 23     

Voilà donc presque un an que je n'ai pas traité directement de l’ égo. Là,  je voudrais aborder la question du «  je », de l’ égo de manière plus frontale encore peut-être, en m’appuyant  sur l'enseignement de Ramana Maharshi. Cependant avant d'y arriver, encore une fois un point de départ (occidental) peut être « les méditations métaphysiques » de Descartes ;  méditations qui conduisent , au-delà du doute,  à la certitude de l'existence de Dieu et à sa propre existence, en tant que « chose pensante » . « De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »

Cependant, à lire et relire cette méditation seconde, on ne peut qu'être frappé par l'abîme du doute qui habite Descartes, au point que l'on s'interroge sur le statut même de ce doute présenté comme méthodique. Il apparaît tout d'abord comme une véritable expérience de méditation, toute à la fois au sens philosophique, mais aussi oriental de « vue pénétrante », quant à la nature de l'esprit. Voici un long extrait du cœur de cette méditation qui vaut d'être lu en entier, pour en mesurer la densité du doute.  Ayant reconnu le lien entre le « je pense » et le fait d'exister, Descartes continue néanmoins à s'interroger :


« Mais moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu’il y a un certain génie qui est extrêmement puissant, et, si j’ose le dire, malicieux et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie à me tromper ? Puis-je assurer que j’aie la moindre chose de toutes celles que j’ai dites naguère appartenir à la nature du corps ? Je m’arrête à penser avec attention, je passe et repasse toutes ces choses en mon esprit, et je n’en rencontre aucune que je puisse dire être en moi. Il n’est pas besoin que je m’arrête à les dénombrer. Passons donc aux attributs de l’âme, et voyons s’il y en a quelqu’un qui soit en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher ; mais s’il est vrai que je n’ai point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir ; mais on ne peut aussi sentir sans le corps, outre que j’ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j’ai reconnu à mon réveil n’avoir point en effet senties. Un autre est de penser, et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m’appartient : elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j’existe, cela est certain ; mais combien de temps ? autant de temps que je pense ; car peut-être même qu’il se pourroit faire, si je cessois totalement de penser, que je cesserois en même temps tout-à-fait d’être. »

En reprenant cette première formulation du cogito de Descartes dans la méditation seconde, « je suis, j'existe est nécessairement vrai, toutes les fois que je le prononce, ou que je le conçois dans mon esprit » , on ne peut que convenir que le postulat est fort, et vient rompre le doute sceptique qui devient alors le doute méthodique, par la suspension brutale de l’épochè. Mais c'est là l'oeuvre propre du mental réduit à la raison, et l'on doit s'interroger quant à savoir ce qu'il se passe dès lors que l'on ne pense pas à ce fait d'exister... Peut-on exister sans le penser, l’énoncer, le concevoir ? Suffit-il d'y penser une fois, une bonne fois pour toute, pour établir définitivement le fait d'être soi, et quel  « soi »? Le « moi », l’ « être »  ? Ou bien faut-il y revenir régulièrement pour stabiliser notre moi en soi ? Pour en forger l'identité au travers du temps qui passe, instant après instant, pour ne pas perdre le fil de l'ego, du moi dont la persistance ne serait qu’une œuvre de la mémoire ? (Thèse de Locke : https://apprendrelaphilosophie.com/locke-quest-ce-qui-fait-mon-identite/ )

Peut-on s'oublier  ? Jusqu'à quel  point ? Car l'expression est ambigüe, et revêt des « réalités » plurielles. D'abord s'oublier au sens moral, c'est-à-dire rompre avec l’ égoïsme et adopter une posture altruiste. Et suffit-il de ne pas être « égoïste » pour être altruiste ? Les subtilités entre l’ égoïsme et l’ égocentrisme qui méritent d'être prise en compte,  peuvent donner la mesure du chemin à parcourir pour développer l'altruisme, qui suppose la reconnaissance de l'autre à l'égal de soi, et qui ce faisant donne encore quelque consistance  à notre propre existence égoïque? On le voit, en matière d'égo, les subtilités du vocabulaire importent  .

Mais « s’ oublier soi-même »  peut être pris au sens propre, médical pour désigner ces maladies comme celle d'Alzheimer où  les personnes finissent par ne plus se souvenir de leur propre identité du fait d’une dégénérescence profonde des processus cérébraux de la mémoire. Qui est-on lorsqu'on s'oublie de la sorte, en dehors de la mémoire des autres ( et de nos proches en particulier ) qui continuent de nous affecter à notre identité perdue par « nous-même » ? Peut-on forcer pour ainsi dire le mental (le dépasser ?) de telle sorte que l'on puisse s'abstraire de cette croyance que cherche à établir avec certitude un « je » qui nous définit dans notre existence ? Peut-on poursuivre cette « existence » (le fait de « vivre ») en dehors de cette croyance, fondant au sens étymologique l’ égoïsme, qui peut dériver, s'exacerber en cette attitude dénoncée moralement qui consiste selon les autres qui nous entourent à agir en ne pensant qu'à soi ? Cette sorte de transcendance de l’ égo est-elle alors un acte de volonté? Peut-elle l'être, dès lors que la volonté semble une propriété de l’ égo lui-même (« je » veux ! ) ?Peut-on ainsi « choisir »   de disparaître en tant qu'identité séparée ? qu'est-ce que cela peut signifier du point  de vue du comportement de l’Etre-aux-autres ? Qui «  choisit »  alors ? La conscience ? Car c'est souvent la réponse apportée, celle des philosophies non-dualistes (anti-cartésiennes donc), comme celle de Ramana Maharshi. Mais quelle conscience encore une fois qui ne soit pas réduite à un processus cérébral du « je qui pense » ? Peut-on suivre Fabrice Midal dans son analyse décalée du cogito cartésien qu'il nous partage dans ce livre - très dense-  « Comment la philosophie peut nous sauver ? »  et jusqu'où ? Dans l'un des paragraphes du chapitre sur Descartes , « A la découverte de l'esprit », il attire l'attention sur le fait que «  le cogito n'est pas le moi de la psychologie ». Pour Descartes, il ne s'agit pas de caractériser le « je » par des traits de personnalité, par le jeu des affects comme dans son livre « Les passions de l'âme », mais d'établir l'existence en nous d'une instance fondatrice de notre individualité en tant qu'être (pensant), sans attribut particulier. Midal fait référence au philosophe Giorgio Agamben pour rapprocher Descartes du mystique arabe « Mansur Al-Hallaj » qui a exemplairement désigné le cœur de cette expérience transcendantale  du « je » : « je suis-je […]le pur sujet du verbe » . (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mansur_al-Hallaj )

Midal lui-même, dans le chapitre suivant dit la limite d'une telle interprétation en montrant « comment l'esprit a été enfermé dans la conscience », et  dénonce  « l'étrange et malheureuse métamorphose en sujet » . La conscience dont parle  Fabrice Midal est la conscience de soi, réflexive qui fonde  l'homme à être le seul sujet au monde, traitant alors les autres entités en objets, y compris possiblement les autres hommes. Comme il écrit « il n'y a plus qu'un seul sujet : moi ». Ainsi s’établit  une autre nouvelle vision du monde – moderne-, que Philippe Descola appelle une « cosmologie », en ce qu'elle constitue un agencement parmi d'autres possibles, des entités constituant le monde, et opérant en l'espèce une séparation entre la nature et la culture (le monde de l'homme), d'où le nom de naturalisme ou dualisme (en référence à la pensée cartésienne) donné à cette cosmologie occidentale moderne.  Celle-ci  ouvre sur la notion de « conscience phénoménologique », où la conscience est toujours conscience intentionnelle, c'est-à-dire orientée vers « quelque chose » ( séparé d'elle-même ). (Voir à ce sujet les considérations de Husserl, fondateur de la phénoménologie, dérivées  des Méditations Métaphysiques de Descartes -  les Méditations cartésiennes -  Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edmund_Husserl )

Cependant, cette direction prise au sujet de la « substance pensante cartésienne », a été  très rapidement critiquée. Le premier sans doute à remettre en question cette attention à l’égo cartésien, c'est Pascal avec sa dénonciation du «  moi  haïssable » .

"Le moi est haïssable[…]
En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres."  (Pensées Lafuma 597)

Pour Pascal, il ne s'agit pas tant de tourner ses pensées sur soi-même, le « je » de l'amour propre qui incline à se penser au centre de toute chose, que de se tourner tout entier vers l'amour de Dieu.

« il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi ».

Il s'agit pour l'homme de lutter contre ses penchants naturels ( dans le péché ),

« car tout tend  à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi  est le commencement de tout désordre »  (Pensées - Lafuma 421)

On le voit ici, Pascal développe un discours en rupture avec Descartes et à rebours de la psychologie positive, telle qu’elle est développée et valorisée de nos jours qui commande de commencer par s'aimer, de développer l'estime de soi et la confiance en soi. On mesure là, le hiatus qui peut exister entre la démarche prisée aujourd'hui du  «  développement personnel »  qui commande au contraire de renforcer l'ego, de savoir s'affirmer ; approche malheureusement confondue avec l'approche spirituelle qui incline au contraire à se défaire de l'ego.Les amis (jansénistes) de Port-Royal de Pascal témoignent  qu'il affirmait « qu'un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots « je » ,  et de «  moi » , et il avait coutume de dire sur ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime » ( cité dans « la logique de Port-Royal » ).

Si donc l’ égoïsme fait partie de la nature humaine comment serait-il possible de l'anéantir véritablement ?  par la force d’inspiration de la morale ou celle de la foi ?

Sans doute faut-il considérer tout autrement la « nature humaine », non pas déterminée par une essence mais objet d'une construction idéologique.  L'existentialisme de Sartre ouvre d'autres perspectives, avec cette idée clé que « l'existence précède l'essence ». Ainsi, l'amorce phénoménologique de la pensée sartrienne dans une critique même de la figure de « L’ égo transcendantal » de Husserl, ouvre un autre horizon en rupture avec l'avènement de l’ égo cartésien réapproprié par le Husserl des «  méditations cartésiennes ». Même s'il n'utilise pas le vocabulaire de la conscience, Descartes fait  pour ainsi dire du « je » du «  je pense », le sujet conscient de sa propre existence, de son moi subjectif et empirique. C'est cette présence à lui-même qui lui assure à lui-même d'être, d'exister.

Sartre  remet en perspective cette affirmation du cogito.  Alors que pour Descartes, être conscient «  c'est penser et réfléchir sur sa pensée »  - le « je » est  immédiatement conscient dans la saisie de lui-même - le cogito est d’emblée  une opération réflexive .  Pour Sartre,  il y a une conscience préréflexive qui est la conscience « immédiate et spontanée » qui est celle de l'objet visé par cette conscience irréfléchie, objet qui est hors de la conscience donc  - et pour cela « transcendantal ». Pour Sartre, l’ égo n'est donc pas le sujet de la conscience, mais un objet (parmi d'autres) de la conscience. C’est en  ce sens que  l'ego est transcendantal. C'est dans son premier livre, « La transcendance de l'ego » qu'il développe , dans la lignée à la fois de Kant  et de Husserl, cette idée qui affirme ainsi une forme d'illusion de l’égo, institué par la conscience. Ainsi, le « je »  qui pense dans le « je pense » ( cartésien ) n'est pas précisément celui qui pense. Ce décalage intrinsèque  du « je », nous ouvre une porte pour mieux comprendre au-delà des vues philosophiques de l'existentialisme sartrien, l'approche spirituelle de Ramana Maharshi au titre de l'affirmation de cette illusion de l’égo. Comme on va le voir, si l'on comprend bien, cette « conscience irréfléchie et spontanée »  est aussi ce qu'il considère comme la «  conscience pure », source même de notre liberté - car elle est autonome . Le «  moi »  pour Sartre se distingue du «  je »  en cela qu'il est la production d'un acte réfléchi. Reste que pour Sartre, l ’égo revêt  un caractère ambivalent, fuyant, douteux, difficile à saisir, et donc difficile à éliminer – comme une production de l’inconscient si l’on devait utiliser là des références psychanalytiques.

« Si l’ égo apparaît comme au-delà de chaque qualité [ disposition psychique du « moi » ] et même de toutes, c'est qu'il est opaque comme un objet : il nous faudrait procéder à un dépouillement infini pour lui ôter toutes ses puissances. Et au terme de il ne resterait plus rien. L’ égo se serait évanoui » (citation de  « La transcendance de l’ égo « ).

Pour préciser les dispositions psychiques du « moi » constituent la face active du « moi », son expression en tant que personnalité agissante, raisonnante -  «  moi » et « je »  sont donc les deux faces de l’ égo chez Sartre, remettant en question l'existence séparée du « je transcendantal » de Husserl  qui serait la structure de la conscience absolue. Il n'y a pas de « je » de la conscience, il n'y a que conscience pure impersonnelle. Pour Sartre « le «  je » est producteur d'intériorité » (in « La transcendance de l’égo ») et la conscience ne peut être bornée  (comme la substance infinie de Spinoza) que par elle-même.  Ramana Maharshi dirait que l’ égo est une production du mental. La conclusion de Sartre quant à l’accès à la conscience pure donne cependant une mesure de l'écart aux enseignements de Maharshi  puisque ce dernier promeut la félicité... Là où Sartre ne donne comme perspective l'abîme de l'angoisse existentielle :

« Tout se passe donc comme si la conscience constituait  l'ego comme une fausse représentation d'elle-même, comme si elle s'hypnotisait sur cet ego qu'elle a constitué, s'y absorbait, comme si elle en faisait sa sauvegarde et sa loi : c'est grâce à l'ego, en effet, qu'une distinction pourra s'effectuer entre le possible et le réel, entre l'apparence et l'être, entre le voulu et le subi. Mais il peut arriver que la conscience se produit soudain elle-même sur le plan réflexif pur. Non pas peut-être sans Ego mais comme échappant à l'Ego de toutes parts, comme le dominant et la soutenant hors d'elle par une création continuée. Sur ce plan il n'y a plus de distinction entre le possible et le réel puisque l'apparence est l'absolu. Il n'y a plus de barrière, plus de limite, plus rien qui dissimule la conscience à elle-même. La conscience, s’apercevant de ce qu'on pourrait appeler la fatalité de sa spontanéité, s'angoisse tout à coup :  c'est une angoisse absolue sans remède, cette peur de soi, qui nous paraît constitutive de la conscience pure » (« La trancendance de l’égo » )

Avec Ramana  Maharshi, nous sortons des cadres de la pensée moderne occidentale élaborée à partir du cogito cartésien, qui se maintiennent jusque dans leurs critiques  kantienne, phénoménologique, existentielle, critiques qui conduisent à appréhender l'illusion de L’ égo comme source d'inquiétude (Pascal) (voir article précédent) ou d'angoisse (Sartre), pour découvrir la possibilité de la félicité  attachée à la réalisation du Soi. Le titre d'un de ces ouvrages où il livre les clés de son enseignement sur le Soi - "Soit ce que tu es !"  - dit d’emblée le paradoxe de l'être et de la conscience, avec un tout autre programme que celui de l'existentialisme sartrien qui appelle l'homme (lui qui a été jeté dans le monde comme le conceptualise  Heidegger)  à sa liberté et à son obligation de produire son existence (« l'homme est condamné à être libre » ; «  l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait » in « L’existentialisme est un humanisme »), à donner sens à sa vie.


Une telle expression « Soit ce que tu es », se déploie en un gouffre d'interrogations : comment pourrait-on ne pas être ce que l'on est  ? Notre être est-il sous-jacent à notre existence ? Quelle écart peut-on mesurer entre l'existence et l’Etre ? Y-at-il un  « je » de l'être ? La texture des dialogues, le jeu des questions/réponses auquel se prête  Ramana Maharshi, qui apparaît très vite et très jeune à ses contemporains  comme un guide spirituel, disent  bien la difficulté de ses nombreux visiteurs et appréhender, et le Soi, et le chemin vers le Soi. Infinies sont  les résistances à entendre, comprendre la réalisation de Soi, comme un «  simple »  abandon de l’ égo, du mental, puisque ce dernier semble toujours là, au principe même de l'entreprise ordinaire de la connaissance (objective et subjective), de la compréhension (intellectuelle) du Soi. Or ce que cherche à faire « entendre », « voir »  Maharshi, c'est qu'il ne s'agit pas de comprendre mais de « réaliser ». Quelle est la voie de la réalisation, devient alors la même question sous une autre forme, qui appelle encore un travail de conscience sur elle-même, dans ses différentes formes tellement enchâssées, qu'elles semblent fusionner, se solidifier dans le mental.L’enseignement fondamental est d'éteindre le mental. Mais comment éteindre le mental ? Tant que la question se pose, est posée,  la Voie apparaît comme une impasse. Ce qui ont le plus appris de Ramana Maharshi, sont ceux qui ont été immergés dans le silence qu'il pratiquait davantage que la parole, imprégnés dans le rayonnement de son être. Ainsi  Etre et Conscience se font des dans la Félicité. Ainsi Jean Hébert, orientaliste et traducteur de Maharshi décrit-il son expérience dans « la spiritualité hindoue » :« En plus de l’immense profit spirituel que rapporte un séjour, même bref, auprès de lui, il donne à ses hôtes une occasion inattendue et fort exceptionnelle de se plonger dans l’Inde d’il y a une vingtaine de siècles. On voit, par un exemple vivant, authentique et réel, comment « enseignaient » les rishis de l’époque upanishadique et aussi comment naissaient leurs œuvres. Se contentant de « rayonner » dans le silence, ne paraissant la plupart du temps conscient de rien de ce qui se passe autour de lui, ne parlant le plus souvent que de sujets indifférents, [...] il passe ses journées dans une immobilité presque complète, étendu sur un divan au pied duquel, en défilé continu, disciples et admirateurs viennent se prosterner à plat ventre et brûler de l’encens ». 


Enseignements de Marhashi sur le silence :

"Q : Vous dites parfois que le Soi est silence. Pourquoi ?R : Pour ceux qui vivent dans le Soi, qui est la beauté dépourvue de pensées, il n’y a rien à quoi penser. Ce en quoi on devrait croire est seulement l’expérience du silence, car dans cet état suprême, rien n’existe que l’on doive atteindre, sinon soi-même8.Q : Qu’est-ce que mauna (le silence) ?R : Cet état au-delà de la parole et de la pensée est mauna9. Ce qui est, est mauna. Comment mauna pourrait-il être expliqué par des mots10 ?"Sois ce que tu es, Ramana Maharshi
[…]
"Les sages disent que seul l’état dans lequel la pensée « je » (l’ego) ne s’élève même pas un peu est le Soi (svarūpa), qui est silence (mauna). Ce Soi silencieux seul est Dieu ; le Soi seul est jīva (l’âme individuelle). Le Soi seul est ce monde primordial.Toutes les autres connaissances sont insignifiantes et triviales. Seule l’expérience du silence est la véritable et parfaite connaissance. Sachez que les nombreuses différences objectives ne sont pas réelles mais ne sont que de simples superpositions sur le Soi, qui est la forme de la véritable connaissance."


Le silence du Maharshi est aussi l'indication directe de la voie du mental pour le « disciple » (Maharshi ne reconnaissait aucun disciple puisque le Soi est UN)  . Cette question de l'extinction du mental-égo est récurrente, et la longue succession, souvent répétitive de « L’enseignement de Ramada Maharshi » (sur le « je » : https://www.youtube.com/watch?v=tgzpSqmcveo) multiplie les indications pour ceux pour qui  le silence est « inaudible ». Souvent il revient d'un point de vue technique (donc relatif) sur la distinction qui l'opère « méditation »  et  « investigation ». Cette distinction prend quelques peu le contre-pied de la celle que nous opérons en Occident entre méditation orientale et méditation philosophique, en faisant de la première la Voie par excellence.  Pour Ramana Maharshi, l'investigation (Vichãra en sanskrit) qui signifie l'examen mental (analytique) du « non-soi »  est la voie première , avant la méditation qui pour lui n'est qu'une pratique intermédiaire visant à calmer l'agitation du mental. Ainsi paradoxalement les étapes de la réalisation du Soi sont dans un premier temps, mais pas principalement, la méditation (Dhyana) et ensuite l'introspection de la nature du Soi (Vichãra ) qui peut être approchée de la pratique bouddhiste de Vipassana (vu pénétrante).Reste que du point de vue de la réalisation ces deux voies ( indirect et directe ) ne font qu’une, car l'une et l'autre ont comme point de départ l’ égo le mental.

Q : Quelle est la différence entre méditation et investigation ?
RM : la méditation implique le maintien de l'ego. Il y a alors l’égo et l'objet sur lequel il médite. C'est la méthode indirecte. Quant au Soi, il est seul. Lorsqu'on cherche l'égo, c'est-à-dire sa source, l’égo disparaît. Ce qui reste est leSoi. Cette méthode est directe.
Q : alors que dois-je faire ?
RM : Vous agrippez au Soi.
Q : comment ?
RM : en ce moment même, vous êtes le Soi. Mais vous êtes en train de confondre cette conscience ( ou égo) avec la conscience absolue. Cette fausse identification est due à l'ignorance. L'ignorance disparaît en même temps que l'égo. Tuer l’égo est donc la seule chose à accomplir. La réalisation est déjà là. Il n'y a pas lieu d'essayer de l'atteindre car elle n'est pas quelque chose d'extérieur,  ni de nouveau. Elle est toujours et partout, ici et maintenant.

La méditation et l'investigation sont des moyens, qui au final visent à identifier la source de la pensée : « qui pense ? »... « je » ? (Voir Enseignement 26)

Comme le répète inlassablement Ramana Maharshi, la question « qui suis-je ? »  est au cœur de l'investigation qui conduit à la réalisation de Soi. Par elle, le «  je » s’efface et révèle le « Soi » impersonnel. Mais « qui » en dehors du « je » pourrait-il  conduire l'investigation ? Y a-t-il un «  sujet » mais de Vichãra  ? La question lui est souvent posée ainsi: « si le «  je »   est aussi une illusion qui donc rejette cette illusion ? ».  La réponse de Maharshi reconnaît le paradoxe qui se dissout lui-même dans la réalisation du Soi :

« Le «  je »  rejette l’illusion du « je », et cependant demeure en tant que « je ». Tel est le paradoxe de la réalisation du Soi. Ceux qui sont déjà réalisés  n’y voient aucune contradiction » : (Enseignement 28)

Tout se passe comme s'il s'agissait de passer de l'autre côté du miroir, un peu comme dans le livre de Lewis Carroll « De l'autre côté du miroir »,  où il s'agit de transcender  le reflet de soi pour atteindre ici avec  Maharshi le « Soi »,  l'unité avec la Totalité -  qui peut aussi être appelée Dieu comme il le fait parfois.

« A la place du « je » initial, ce qui subsiste après l'abandon total de soi-même est Dieu, dans lequel  le « je » se dissout » (Enseignement 28)

Là encore tout cela revêt la perspective d'un paradoxe, car l'opération de la Réalisation par Chivãra demande un effort, de la volonté. Mais qui veut ?« C'est à vous, vous-même, de voir votre  vraie nature »  (Enseignement 28)La volonté de Réalisation dit  bien le doublement du « je» : « je-je »

Ramana Maharshi pour dépasser la contradiction utilise ainsi souvent l'expression « je-je » , le «-» est mis à la place de « suis » :  « je suis je » . Cette tautologie masque et révèle en même temps, l'écart du « je » au «Soi »,  pour dire le véritable «  je » .

« Le « je-je » ininterrompu  est l'océan infini ; l’ égo, la pensée « je » n’est qu’une bulle à la surface de cet océan » (Enseignement 92).

Un lien qu’établit parfois lui-même Ramana Maharshi, avec le « je suis celui qui es t » de la Bible Septante pourrait être fait. Jean-Yves Leloup note aussi ainsi dans son livre « Qui est  « je suis »  ? Connaissance de soi et connaissance du Soi », que la question «  je suis » se retrouve dans la tradition hindoue, en particulier chez Ramana Maharshi qui dans les enseignements rappelle : « tout lle Vedanta est contenu dans deux passages de la Bible:  « je suis qui je suis »  et « reste tranquille et sache que je suis »  . »

« De toutes les définitions de Dieu, nulle n'est mieux exprimée que celle de la Bible (Exode, 3 ) : « je suis ce JE SUIS. » Il y a d'autres déclarations telles que ‘brahmaivãham, Aham brahmãsmi et So ‘ham'. Mais aucune n'est aussi directe que le nom de Jéhovah = JE SUIS. C'est Dieu. En connaissant le Soi, on connaît Dieu. En fait, Dieu n'est rien d'autre que le Soi ». (Enseignement 106)

Vérité du Soi et de Dieu que Jean-Yves Le Loup retrouve dans les textes de Chankara et  (en particulier dans le NirvanaShatkasi qui commence ainsi :« civoam - je suis Shiva (je suis Dieu. Je Suis) » «  je-je ».  Voilé par le « je » de l’ égo qui est séparation, illusion,  se révèle alors le  « je » du « Soi », qui se font dans l’UN  de l'Etre-Conscience-Félicité.

Ceci peut nous ramener à nos catégories occidentales. On pourrait alors suivre le chemin de  « La Voie de la transcendance » de Karl Graf Dürckheim et son vocabulaire de l'ETRE. Inspirer tout à la fois, d'abord par les mystiques chrétiennes avec Maître Eckart puis par le bouddhisme zen, Graf Dürckheim va constituer « l'un des premiers entre Lorient et l'Occident », comme le remarque Frédéric Lenoir dans son émission Les Racines du ciel en interviewant son disciple Jacques Castermane »  (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-racines-du-ciel/carl-graf-durckheim-avec-jacques-castermane-2173365  )

Graf Dürckheim  va cependant ouvrir une voie originale en réhabilitant le corps, l'incarnation souvent dévalorisé, voire rejeté  du côté de l’Occident chez Platon pour lequel il était une prison ( et chez Plotin…) , que dans les mystiques chrétiennes qui en faisaient un objet de mortification et du côté de l’Orient dans l'Advaïta Védanta de Maharshi  pour qui 'il n'est qu'une illusion à anéantir. Pour Graf Dürckheim au contraire le corps est la Voie pour atteindre « le centre de l'être » qui situe dans le «  hara »,  lieu du calme et de la sérénité.

Comme il le rappelle dans le livre d'entretiens avec son disciple Jacques Castermane, « le centre de l’Etre », ceux  qui venaient le voir dans son centre thérapeutique n'étaient pas malades. Ce n'était pas tant l'esprit qu'il leur fallait soigner.

« Ceux  que je rencontre ne sont pas des malades, au sens ordinaire du terme, ce sont des hommes et des femmes qui se cherchent eux-mêmes, qui cherchent  leur véritable Soi […] chacun a une chance à l'ouverture de l'être, mais comme toujours il y a des gens qui ont l'oreille pour entendre et d'autres qui ne l'ont pas. L'Etre essentiel est au-delà de toutes les conditions. C'est ce noyau qui en chacun de nous représente la façon dont l'Etre universel voudrait se manifester de façon individuelle dans l'existence. Il se voit en opposition avec le moi existentiel conditionné. Cette tension  entre les deux pôles et le problème central de l'homme.  Au centre de mon travail il y a  cette question de savoir comment devenir conscient de cette situation  […] Pour cela il faut se demander qu'y a-t-il entre le personnage conditionné et l’Etre inconditionné. C'est là qu'on découvre ce que la psychologie des profondeurs appelle l’ombre »

Dans un article dans un prochain article il faudrait examiner comment le corps peut être une Voie, un chemin vers l'Etre essentiel,  l'homme intégral, dans un processus d'individuation comme le prône également  la psychologie des profondeurs de Jung.

Pour terminer ici, voilà une phrase de Graf Dürckheim  que cite son disciple Jacques Castermane à la manière de Maharshi, l'énigme, la Voie  de l'Etre-Soi :

« il n'est rien qui manque pour être vraiment soi-même, mais je souffre d'ignorer ce qui ne manque pas »  .

 

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