« En vérité je vous le dis… ». Voilà bien ce que nous aimerions... Que l'on nous dise la vérité... La bonne nouvelle. Qu’il n’y ait plus qu’à noter, à ne pas douter de cette lumière pointée du doigt. Le dernier article « Libido sciendi » avait déjà pointé ce « désir de savoir », inscrit pour ainsi dire depuis l'origine dans notre nature humaine. Mais la situation de confinement pour faire face à ce qui nous est présenté comme un ennemi invisible - le virus – l’amplifie peut-être là dans un désir de vérité, et augmente aussi le soupçon du mensonge, nous rend sensible à la profusion de toutes les interprétations, de toutes les significations possibles de l'épidémie, jusqu'à nous donner le tournis, la nausée à nous intoxiquer peut-être. Mais où est la vérité ? Et quelle peut-elle être ?
Le point de départ donc de ce deuxième article visant à approfondir notre souci de savoir est encore dans cette situation du confinement, dans cette rupture de la temporalité, de nos rythmes ordinaires, de l'agencement bien cadencé des agenda de nos calendriers. Nous assistons un peu sidérés à la rupture de la relative et confortable prévisibilité de nos vies. Il y avait bien sûr des imprévus, des ratés, des surprises. Mais là il nous semble que dans cette sorte d'arrêt du temps que l’on peut ressentir dans le confinement, nous faisons face à l'inconnu. L'incertitude règne et avec elle, se développe la peur. Tout cela a été déjà vu dans les articles précédents.
Le point que je voudrais noter là, est que cette faille dans la prévisibilité relative de nos vies, nous est comme une menace fondamentale affectant la vérité du monde, nous révélant ainsi sa liaison avec une certaine évidence des choses et des événements qui le composent. L'évidence est brisée et la vérité ne tient plus. La certitude et le doute s'immiscent dans cette faille temporelle creusée dans l'évidence et la vérité du monde pour nous.
L'enchaînement des événements qui assurait une forme de continuité du temps entre le passé, le présent et le futur est désarticulé. Et dans cette béance, le présent n'ouvre plus de manière assurée sur des lendemains devenus dès lors incertains. La possibilité, l'opportunité, le désir d'un après de l'avant se dessine. Les discours enflent autour de ces dessins possibles de l'après. Les tensions s’attisent pour donner une définition des avenirs diversement espérés par les uns et les autres. Bien sûr, chacun d’où il est confiné, pourra en appeler à « l'après » qui lui plaît, force est de constater que les visions ne s'accordent pas. « L’après »… quel sera-t-il « en vrai » ? C'est bien là, et la question, et les espérances, et les inquiétudes… Ce qui du point de vue de la vérité se vaut. Pour le moment, nous sommes confinés dans le présent. Là est la vérité, ou du moins les vérités et les mensonges. Le présent est ainsi plein d’interrogations ; et à leur mesure les révélations vont bon train. Que peut-on en faire ? Comment s'y retrouver ?
Et chacun de là où il est ne voit pas la même réalité. Les points aveugles sont alors autant d'occasions de construire, reconstruire la réalité, voir de manipuler les faits. La vérité peut-elle émerger dans un tel affrontement. Et si elle n'était alors que le résultat de la loi du plus fort, l'expression du dominant ? Pourrait-on la tenir juste pour cela ? Cela serait-il suffisant, satisfaisant ? Ainsi pourrait-il y avoir une vérité du confinement facile à isoler, à distinguer, à sélectionner ? En disant sa vertu comme protection , comme mesure de sécurité ? Et que faire alors de l'assimilation, de la compréhension du confinement comme « enfermement », comme privation de la liberté de mouvements ? Ne serait-ce qu'une interprétation ? Un sentiment ? Justifié ? Mais contraire à la vérité ? Qu'est-ce qui permettrait de le dire ? La loi ? Le gouvernement ? Au nom de qui et de quoi ? De la représentation démocratique ? Sur quel autre fondement ? La légitimité politique ou scientifique ? Comment se couplent les deux ? Par quelle alliance, superposition, croyance ? Suspicion d'une difficulté de la vérité à s'établir ? À s'imposer ? À éclater ? Dans une fermeté et une solidité sans contestation possible ?
Difficile on le voit là d'arrêter l'enchaînement, le déchaînement des questions, des suppositions ! La vérité pourrait-elle succomber, s’affalait, terrassé alors par l'accumulation des interrogations ? L'idée même alors d'une vérité peut-elle être sauvée ? Comment pourrait-elle être trouvée, fondée ? La vérité du moment parait nous échapper. Est-ce parce qu'elle ne nous plaît pas ou parce qu'elle paraît nous être imposée, ou parce que nous sommes trop au cœur de l’événement, ou encore que nous prenons les choses trop à cœur, parce qu'elle ne s'ajuste pas à ce que nous ressentons au fond de nous-même ? Quel rapport entre « la révélation » et « l'intuition » dans cette affaire de la vérité, de la réalité ?
Ne serait-elle qu'une croyance fermement ancrée en nous ? Il y aurait-il un avant de la vérité, et qui pourrait constituer une autre manière de penser notre rapport aux choses du monde ?
C'est ce que maints travaux récents mettent en lumière, venant interroger la fausse évidence de nos croyances, une certaine illusion historiquement construite de la vérité et de la réalité.
Ainsi un esprit savant et curieux, tout à la fois économiste et anthropologue - Paul Jorion - s'est-il intéressé à «Comment la vérité et la réalité furent inventées », signalant d'emblée combien une telle affirmation davantage d'une interrogation peut sembler scandaleuse dans notre univers mental occidental moderne ( nécessairement éclairé), convaincu - car formaté par la « Réalité-Objective » dont elle ne peut pas penser le caractère mythique. Ce couplage de la vérité et de la réalité n’est selon lui pas autre chose qu'une construction intellectuelle qui est celle de notre mentalité dit moderne, l'histoire même de la constitution de notre monde occidental à vocation universelle ( entreprise à volonté illimitée de responsabilité universelle ) depuis les origines socratiques de la philosophie jusqu'aux lumières éclairant le phare de la pensée scientifique objective. (Pour approfondir : https://www.canal-u.tv/video/cpge_jean_zay/comment_la_verite_et_la_realite_furent_inventees_par_paul_jorion.18603)
On pourrait suivre aussi l'immense travail d'un autre anthropologue, détenteur de la chaire d'anthropologie de la Nature au Collège de France, Philippe Descola, montrant dans « Par de la nature et culture » (son livre maître), comment notre mode de pensée dualiste naturaliste qui nous semble naturel et universel, n’est en fait qu'une manière, parmi d'autres , toutes aussi légitimes, d'agencer ce qui compose le « réel », à partir de considérations et de qualités différentes attribuées à l'intériorité ( la dimension « spirituelle » ) et la physicalité (dimension « matérielle » ) des êtres (vivantsou non, humains ou non ). (Pour approfondir : https://www.youtube.com/watch?v=4yAhUgR9nuo)
On pourrait encore s'inspirer des travaux tout aussi éclairants du philologue et sinologue François Jullien, nous montrant inlassablement, livre après livre, combien « la philosophie est inquiétée par la pensée chinoise ». La philosophie (sous-entendu » occidentale) en tant que pensée de la vérité, car la pensée orientale est souvent justement jugée hors de l'espace « philosophique »… Interrogeant aussi du coup le devenir même de la philosophie contemporaine dans un de ses axes majeurs que constitue la phénoménologie. (Pour découvrir sur les Chemins de la Philosophie : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/profession-philosophe-2937-francois-jullien)
Ces travaux vont au-delà de ce qu'on pourrait appeler un simple « relativisme culturel », une acceptance, une tolérance à d'autres modes de pensée, sous-entendu à la reconnaissance aussi d’une certaine ordonnance qui ferait qu’un certain mode (le nôtre) aurait tout de même la prééminence de se tenir tout de même du côté de la vérité .
Ces réflexions anthropologiques sont plus essentiellement, une radicale remise en cause de l'affirmation d'une vérité une et unique qui serait de l'ordre de la révélation dans une longue histoire des rapports entre savoirs et croyances. À l'idée première, au fondement des doctrines du Salut (philosophie, religion ) que la vérité aurait été révélée par un Dieu unique ou insufflée en nous par des dieux, a pu succéder l'idée d'une révélation par l’œuvre d'un dévoilement des lois de la nature par l'activité scientifique. Le régime de l'expérimentation scientifique succédant alors à celui de l'expérience religieuse. Les subjectivités subjuguées devant laisser place à l'objectivité de la réalité éprouvée par la Science, ce nouveau mythe de la « Réalité-Objective ». Mais n'est-il pas possible d'établir un autre régime de la vérité qui ne soit pas référé à l'affirmation d'un Dieu unique, fût-il celui de la Science, qui puisse laisser place à l'expression de l'expérience singulière de ce que chacun vit « en vérité » pour soi-même ; et qu'il peut mettre en partage, sans volonté de l'imposer, mais juste dans l'intention d’enrichir l'expérience d'une commune humanité ?
Comme le demande François Jullien dans son livre « Un sage est sans idée », à propos de la philosophie ( occidentale ) « Fallait-il faire une fixation sur la vérité ? » (Pour un résumé : https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1999_num_97_1_7141_t1_0186_0000_2) . Car alors la vérité est désignée comme une extériorité, quelque chose au devant ou au-dessus de nous, à dévoiler, vers lequel voguer ou s’élever, comme un horizon qui s'échappe ou un ciel inaccessible. Peut-être nous faut-il alors sortir de ce schéma de la vérité qui ne fait que distiller en nous, incertitude et doute, nous enjoignant de devoir choisir un parti, comme pour s’en sauver ou s’en extraire ? Car peut-être pouvons-nous alors ressentir cette fausse quiétude de l'assurance du « parti pris ». Peut-être reste-t-il un soupçon de mal-être, dans cette forme de négation de ce qui est vivant en nous, et qui comprime cette oscillation (vibration) de la richesse et de la subtilité de cette diversité des sentiments que nous éprouvons via les perceptions de ce que nous vivons. Peut-être comprenons nous alors que la vérité ne réside pas dans l'unité de l'objet, que viendraient révéler la religion ou la science, mais bien dans la partition intérieure du sujet. Alors l'intuition couplée à la perception, dans le creuset de la conscience, peuvent-elles faire de l'attente de la vérité, l'instance d'un déjà là indistinct que l’ascèse et la patience peuvent clarifier dans une recherche d'accord avec un « Autre » lui aussi tout autant extérieur et intérieur. Peut-être est-il possible de suivre ou d'explorer une autre voie, celle de l'expérience phénoménologique. Ce qui se révèle en moi dans la succession des moments, dans la diversité et l'enrichissement, l'enchevêtrement des sentiments au fil du vécu. C'est ce que trace d'une certaine manière les journaux des confinés dans cette exacerbation de la pensée et de la réflexion, dans la tension des paroles que l'on se dit à soi-même et l’attention aux paroles des autres et de ce qui advient.
De toutes ces incantations et dans leur décantation, une vérité alors peut peut-être s'établir et s’énoncer dans l'humilité et la générosité d'un partage, pour avancer ensemble dans cette vie qui s'écrit alors jour après jour. La vérité alors se constitue non comme la vaine tentative d’atteindre une extrémité, mais comme une traversée, celle de l'expérience de l'existence qui nous révèle à nous-même, et nous donne alors une certaine consistance, comme une épaisseur qui résiste à l'épreuve et forge ainsi les forces de la résilience. La vérité cesse là d’ être un combat contre autrui, pour quelque chose d’imposé ou à défendre, pour devenir la juste résistance vitale et viscérale de l'existence. Ainsi en plongeant au cœur de soi dans son intériorité, dans ce moment de la « réduction phénoménologique » qui consiste à suspendre son jugement (« époché » ), à ne pas saisir comme par avance les choses par les étiquettes qui sont comme un « prêt-à-penser » le monde, peut-on explorer, interroger par l’intuition même ce double sentiment d'enfermement et de protection que nous éprouvons dans cette situation donnée du confinement. Ainsi peut-on dépasser cette alternative à laquelle nous confronte cette exigence, ce besoin de « vérité », de choisir ou l'enfermement ou la protection, selon une vue négative ou positive (susceptible d'ailleurs de s’inverser) selon le sens idéologique conféré par les « partis ». Ainsi peut-on préserver toute la richesse subtile de l'expérience intuitive dans sa fragilité et sa fugacité, et ne pas la laisser dévastée par l'empire ou l'emprise d'une vérité monolithique.
Au contraire il nous faut sans doute explorer toutes les subtilités de l'expérience et de ses ressentis pour comprendre combien cette alternative elle-même est réductrice. Peut-être y a-t-il autre chose encore que ce sentiment de protection, que ce sentiment d'enfermement ? Peut-être y a-t-il aussi l'épreuve des manques et aussi l'allégresse et la joie de se trouver en soi, et d'y puiser aussi la paix et la sérénité - y compris dans cet enfermement protecteur ou cette protection enfermante. Tout est là, juste là.
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