« Comment rester serein ? », la question n'est pas nouvelle. Elle est déjà au cœur de la philosophie grecque antique ou du moins ce que le plus souvent notre modernité en retient. Mais elle est aussi au cœur des sagesses orientales, au moins telles que l'Occident les comprends ordinairement. La question prend dans les moments de crise ( à répétition ) de notre modernité, une acuïté particulière. Et Fabrice Midal que je cite régulièrement, en fait le titre de son dernier ouvrage « Comment rester serein quand tout s'effondre ? ». L'occasion de discuter avec lui de manière serrée l'approche stoïcienne de la sérénité ; serrée car sa critique récurrente du stoïcisme, que j’observe depuis longtemps maintenant, m'apparaît sévère, injuste, et le résultat peut-être d'une incompréhension de la « psychologie stoïcienne » (terme au demeurant impropre…)
Bien loin de moi l'idée de vouloir restaurer une « vérité » du stoïcisme à l'encontre de son interprétation par Fabrice Midal (et d’autres). Les subtilités, les interprétations savantes au cours des siècles ; et sa critique par de grands auteurs comme Descartes et Pascal, qui en étaient cependant imprégnés, disent bien la prétention déplacée et l’impossibilité d'une telle ambition. Je cherche simplement à apporter le témoignage de mon propre cheminement en compagnie (depuis longtemps déjà) de Marc Aurèle en tout premier lieu, mais aussi de Sénèque et de Épictète, qui m'ont souvent plongés dans les racines de leur Ecole, et de leurs débats doctrinaux. Comment ne pas remarquer en les fréquentant ainsi de la sorte jour à après jour, combien ils expriment des sensibilités différentes, comment ils figurent des évolutions importantes dans cette philosophie qui a marqué la Grèce antique et l'Empire romain durant un demi millénaire, avant d’irriguer la pensée chrétienne et toute une tradition philosophique à partir de Descartes et de Spinoza.
Par où commencer ? Peut-être par ce 7eme chapitre du livre de Fabrice Midal qui affirme qu’ « être serein n'a rien à voir avec ce que l'on croit ». À partir de l'anecdote de la jambe cassée de Épictète, Midal conclut que
« les stoïciens en ont tiré une leçon qui nous a été fatale : la sérénité, le bonheur ne dépendent pas des circonstances extérieures , mais de ma seule volonté de m’en détacher. Je suis plus fort si je sais la dompter. Elle n’existe que par ma faiblesse. »
Oui c'est la d'interprétation commune, ordinaire que l'on comprend dans cette injonction parfois à être «stoïque » dans la vie, une manière d'être fort, dur au mal... mais il se trouve qu'être stoïque ce n'est pas être « stoïcien ». Non que le « stoïcisme » serait plus noble ou plus « chic », que « la stoïcité ». Mais de l’un à l'autre, il y a l'espace d'une incompréhension qui sépare d'un côté la méditation et la philosophie, et de l'autre côté la psychologie positive du développement personnel. Le stoïcisme est une philosophie articulée du monde et de la vie, une dialectique subtile des déterminations du « destin » et de la liberté, conjuguée sur le mode de la volonté ; et non pas une simple psychologie basée sur des techniques pour améliorer et performer notre être personnel (ego) à laquelle confinent souvent les principes du développement personnel. Là, je rejoins bien souvent Fabrice Midal dans cette critique du culte contemporain pour « l'épanouissement personnel » réduit au souci de l'efficacité de la performance, de la maîtrise et du contrôle de soi et du monde, d'une capacité à « gérer son stress », bien éloigné de ce à quoi il nous invite plutôt : « l’ouverture spirituelle » . Celle-ci nous permet de nous connecter au contraire à nos émotions, mais aussi à celle des autres, au vivant présent en nous et dans l'inter-être (référence) avec les autres humains et non humains qui composent notre « environnement » (milieu de vie).
Je rejoins aussi Gilles Prod'homme qui dans un petit livre pratique et précieux (« S'exercer au bonheur la voie des stoïciens » ) pour découvrir de manière simple, juste et didactique le stoïcisme, et qui conclut que « le développement personnel » se situe aux antipodes du « stoïcisme », dénonçant au passage une dérive « conformiste » du développement personnel vers une forme de culte de la liberté centré sur l’ego.
Ainsi une longue méditation au sens philosophique mais aussi au sens « oriental », une pratique ordinaire du « stoïcisme », m’a familiarisé avec le trésor de ses ressources pour comprendre qu'il n'est en rien « cette pseudo- sérénité fait de détachement, de mépris pour le réel » présentée par Fabrice Midal. Elle n'est ni « abstraite », ni « inhumaine », mais au contraire selon mon expérience très concrète et très humaine. Je suis alors toujours surpris de cette opposition dans les interprétations du stoïcisme.
Mais cette mécompréhension du stoïcisme est ancienne. On la trouve déjà chez Descartes et Pascal pour ne citer que ces deux grands auteurs, qui semblent ainsi informer ( déformer ) notre approche ( appréciation ) du stoïcisme antique. Bien que s'opposant entre eux, Pascal critiquant son aîné, l'un comme l'autre sont critiques de la figure du sage stoïcien. Descartes invalide déjà toute possibilité de la prétention stoïcienne à l'impassibilité et préconise à la place la « générosité ». Pascal en dénonce l'orgueil de sa volonté stoïcienne et engage plutôt à « l'humilité». Tous ces développements s'inscrivent et ce comprennent dans le contexte spécifique d'émergence de notre modernité en réaction à la scolastique moyenâgeuse structurée par la théologie chrétienne, dans une Europe traversée par le mouvement de la réforme religieuse.
Nous ne sommes plus dans l'Antiquité, et les considérations « modernes » sur la nature de l'âme sont devenues autres et étrangères à celles qui animaient le débat des écoles philosophiques de la Grèce antique. Sujet complexe sur lequel il faudra revenir pour traiter de l'âme... Disons simplement ici qu'au 17e siècle se forge les premières théories sur les « les passions de l'âme » (c'est d'ailleurs le titre d'un traité de Descartes ) qui conduiront à la constitution progressive d'une science de la psychologie, avec cette émergence de l’idée d'un ego doté d'une intériorité. Ceci manifeste aussi l'inauguration des débats sur la nature et les mécanismes des rapports du corps et de l'esprit, ouverts par ce dualisme cartésien alors instauré. Ce nouveau cadre de pensée transforme considérablement la manière d'appréhender aussi les rapports entre les passions et la raison, opérant une réduction et une compression des complexités de la pensée stoïcienne. Il faut se tourner vers les fin connaisseurs de cette pensée, vers les travaux de Pierre Hadot pour mieux comprendre. Il cite à cet égard Sénèque qui reconnaissait « que l'école des stoïciens a mauvaise réputation auprès des ignorants, parce qu'ils la croient insensible » et qui répondait qu'au contraire « aucune école n'a plus d'amour pour les hommes et n'est plus attentive au bien de tous » ( De la Clémence, II 3 2 ). Et les témoignages de l'époque ne cachent pas Marc Aurèle, empereur des Romains, stoïcien, pleurant la mort de sa femme Faustine comme tout autre homme, ou la souffrance des habitants de la Cité de Smyre détruite par un tremblement de terre.
Alors pour y revenir, quelle est cette sérénité des stoïciens ? En réalité, autre que celle que nous recherchons le plus souvent. Ce que Fabrice Midal cherche à développer dans le propos de son dernier livre. Il s'agit bien de « rester serein » et d’en mesurer à chaque fois, à chaque pas la difficulté, et son irréductibilité à une doctrine ou un dogme dont l'efficacité pour être mesurée par un ensemble de principes de techniques pour « rester zen ». Elle est un travail, comme celui du deuil, qui réclame du temps, des étapes. C'est un effort qui demande aussi l'exercice de la volonté, dans l'affirmation conjointe et contradictoire de sa puissance et de sa fragilité ; et dans la conscience que seule la reconnaissance de sa faiblesse peut nous persuader de l'importance de l'exercer, de son entraînement par la réitération des exercices spirituels. Nous pouvons là nous souvenir que Sénèque remarquait déjà qu'il n'y aurait pas de mérite à supporter vaillamment ce que l'on ne sent pas. L’attachement à prendre soin de la « citadelle intérieure » n'est pas la manifestation d'une puissance surhumaine ou inhumaine, mais un aveu de profonde humanité, et du souci de la force et de la fragilité de la vie. C e n’est en rien s’enfermer comme on le pense parfois dans une sorte de « tour d’ivoire ».
Et il faut sans doute être - qu'on le veuille ou non - empreint des principes anciens et authentiques du stoïcisme pour formuler cette conclusion sur laquelle je m'accorde comme le fait Fabrice Midal
« la sérénité, c'est sortir de l’obsession pour être pleinement présent à ce qui est, dans un accord parfait avec ce qui est, à l’unisson de la vie »
(« Comment rester serein quand tout s’effondre ? » page 76).
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