Comme nous avons pu le voir dans les précédents articles, nous éprouvons souvent le besoin de savoir, nous sommes souvent à la recherche de la vérité ; souvent pour juguler nos incertitudes, pour nous rassurer, comme pour fonder notre existence. Mais devenir lucide ne semble pas nous mobiliser de la même manière. Il apparaît même que la lucidité soit parfois un état peu enviable, relié à l'inquiétude d'avoir à faire face à des réalités qu'on aimerait plutôt fuir. Pourtant le dictionnaire donne une définition plutôt positive de la lucidité, associée à la perspicacité, à la clairvoyance, à cette idée d'une plénitude des facultés intellectuelles. Mais qu'est-ce qu'être lucide vraiment ? Est-ce simplement une faculté intellectuelle ? Comment peut-elle émerger ? À quoi peut-elle nous servir ? Quel rapport avec la connaissance ou la vérité ?
J'ouvre les premières pages d'un livre posé depuis plusieurs semaines sur un coin de la table avec une bonne dizaine d'autres en chantier... Le titre m'avait tout de suite interpellé en début d'année : « S'engager et méditer en temps de crise. Dépasser l'impuissance, préparer l'avenir » de Cécile Entremont (https://www.cairn.info/revue-projet-2017-4-page-93a.htm). Je ne savais pas trop comment démarrer cet article sur la lucidité, en gestation depuis une quinzaine de jours… Et là je lis les toutes premières lignes de l'introduction :
« Il faut du recul pour voir vraiment. Voir ce qui est, ce qui était, et ce qui vient ».
Finalement cela peut être une bonne manière d'aborder cette question de la lucidité. Cela résonne bien en moi, entre en écho avec d'autres textes, d'autres conférences. Je poursuis quelques lignes : « il faut aussi la solidité d'un âge adulte, stable, enraciné, et en même temps ouvert au changement ». Oui « ça change » (https://enviedebienetre.wixsite.com/enviedebienetre/post/%C3%A7a-change)
Il est là davantage question d'expérience que d'intelligence, de sensibilité que d'intellectualité, de temps qui passe, de la succession des changements dans l'existence. Comme le répète aussi François Jullien dans l'une de ses conférences (« l'expérience » : https://www.dailymotion.com/video/x5aa292 ) « comme on dit un homme d'expérience ... ».
Car l'expérience peut être entendue en deux sens : l’un qui s’est déployé à l'âge moderne avec le développement de l'esprit scientifique et qui réfère à ce qui se comprend dans un dispositif expérimental ; l'autre plus ancien que l'on rencontre dans le dernier long chapitre aussi ainsi intitulé des Essais de Montaigne et qui nous parle de ce qui se dépose de la vie vécue. D'un côté l'ordre de la procédure et de l'autre l'ordre du process. Le titre des Essais de Montaigne dit bien aussi cette dimension de ce qui vient avec le temps, les tâtonnements, le va-et-vient des choses de la vie, les retouches et les ajustements, liés à ce dépôt des choses, cette décantation mystérieuse qui ne résulte justement pas d'une volonté expérimentale d'obtenir un résultat ou de vérifier une hypothèse. Pour comprendre ce que peut être la lucidité suivons donc d'abord Montaigne quand il nous parle de « l'expérience » à laquelle elle semble indissolublement liée.
« Il n’est de désir plus naturel que le désir de cognoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut [ fait défaut ] nous y employons l'expérience »
( premières lignes du chapitre 13 ).
L'expérience de la vie, le vécu vient ici pour Montaigne au secours d'une raison qui ne suffit pas toujours à bien discerner le bien du mal. Ainsi dans ce chapitre final Montaigne réaffirme le fond de sa philosophie de la vie largement empruntée à la sagesse antique des stoïciens : « il faut t'apprendre à souffrir ce qu'on ne peut éviter. Notre vie est composée, comme l'harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et aspres, aigus et plats, mols et graves. .. Notre estre ne peut sans ce meslange »
Un point important est signalé ici dans cette correspondance entre ce qui est de l'ordre de notre vécu (l'expérience) et ce qui est de l'ordre du monde - et qui fait l'intérêt premier de la lucidité : La vérité du monde est comme la vérité de notre vie, une composition ( « meslange » ) . Ici les essais de la vie sont les épreuves de la vie. L'expérimenté, le vécu est là éprouvé dans la traversée de la vie. La lucidité comme ce qui apparaît dans le parcours du chemin de l'existence, non le produit d'une recherche mais d'une récolte, qui nous permet de faire le lien entre les fruits divers, doux et amers de l'expérience. Ce qui est passé ne peut donc être rejeté, mais être agencé de telle sorte que cette décantation puisse être une bonification, comme pour un vin laissé reposé. La lucidité s’oppose ici d'une certaine manière à l'idée d'une vérité qui pourrait être saisie, procédurale, instanciée par l’œuvre de la raison d'accès à une réalité tangible, comme à l’occasion d'une expérimentation scientifique ou d'une démonstration mathématique. François Jullien dans sa conférence « de l'expérience » dit bien alors combien le second sens du vécu de l'expérience a été dévalorisée dans notre culture des Lumières, de la Raison depuis Descartes, au profit de l'établissement rationnel de la Vérité, seule garantie de la réalité du monde, d’une nature mise en dehors de nous, en écho du fond de la pensée philosophique grec rationaliste déjà prégnante dans les fragments de Parménide (voir vidéo référencée ci-dessus de François Jullien 24eme minute).
Second sens de l'expérience remis en selle par Montaigne, qui de ce pis-aller de la raison fait une nécessité permettant d'établir la vérité de l'existence, dans la réconciliation et l’assentiment aux différents moments opposés, divergents des expériences vécues ; adhésion pleine et entière au monde de la vie, dans l'accumulation rétrospective de la succession enrichissante de tous les « ici et maintenant » traversés. Comme dans le récit hégelien de « La Phénoménologie de l'Esprit », le chemin de vérité de la vie, de l'esprit, s'établit ainsi dans l'addition des savoirs des différents moments de la vie, dans l'expérience -cependant douloureuse- des désillusions successives, des fausses certitudes qui ouvrent cependant la lucidité lumineuse de l'esprit, selon une voie de l'entendement, de compréhension du monde, qui est l' œuvre de la Conscience. La vérité par la lucidité découvre sa réalité dialectique, englobant les contraires (voir vidéo référencée ci-dessus de François Jullien 30eme minute ) La lucidité apparaît là comme une dimension élargie de la vérité qui ne serait pas une ligne de partage, de séparation du vrai du faux, mais une ligne de réconciliation, d'intégration des contraires comme dans la philosophie du Tao. La Lucidité porte ainsi à la lumière les résultats cumulés de l'expérience du vécu.
François Jullien décrit bien dans cette conférence comment la lucidité se distingue de la faculté innée de l'intelligence qui vise la compréhension intellectuelle. La lucidité est le résultat non donné d'un cheminement hors du strict domaine de l'acquisition des connaissances. La lucidité n’accumule pas des connaissances mais retranche -par le fait de l'expérience- les désillusions. Elle dévoile, éclaire le monde et notre propre vie à nous-même. La lumière de la lucidité est immanente à l'expérience vécue, et relève de la conscience. Elle advient en dehors du désir et de la volonté, pour autant qu'on n’y fasse pas obstacle, qu’on s’y ouvre et qu on l'assume. Si l'expérience peut jouer et nous servir c'est pour autant que nous sachions collaborer à la lucidité qui nous vient et qu'elle nous permet, dans une forme d'acceptation de la succession des désillusions qui est un dévoilement et une réalisation, une œuvre du devenir conscient, d'un réel dévoilé - c'est-à-dire d'un réel compris comme ce qui reste après la dissipation successive des voiles, d'un effectif qui se transforme par cette opération même du dévoilement, et dont l'issue reste incertaine. Déjà Platon dans « le Sophiste » retraçait les vertus de l'expérience liées à l'avancée en âge :
« Pour le plus grand nombre de ceux qui entendirent à cet âge de tels discours, n'était-il pas inévitable, Téhétète, qu’ une suite suffisante d'années s'écoulant, l'avancement en âge, les choses abordées de près, les épreuves qui les contraignent au clair contact des réalités, ne leur fassent changer les opinions reçues alors, trouver petit ce qu'ils trouvaient grand, difficile ce qui semblait facile, si bien que les simulacres que transportaient les mots s'évanouiront devant les réalités vivantes. »
Platon le dit, ce sont donc les épreuves inéluctablement traversées par l'effet du temps passé qui permettent cette clarification des choses, une clarté globale, l'évacuation des représentations erronées, imaginaires. (« phantasmata »). L'évidence se fait jour, c'est là l'effet d'imposition de l'ouverture sensible à la puissance accumulée de l'expérience .
Entre l'expérience au sens scientifique d'expérimentation et l'expérience comme accumulation des situations vécues, l'expérience sensible constitue un moyen terme de la perception attentive et ouverte à ce qui se présente à la conscience. L'expérience phénoménologique qui est ainsi « l'expérience intuitive », comme le montre Claire Petitmengin à la fois spécialiste des sciences cognitives, philosophe et méditante bouddhiste dans un livre plein de subtilité (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00467297/) dans la lignée de Francisco Varela et Chögyam Trungpa. Il faudrait aussi là faire un pont avec la tradition philosophique issue de la critique interne du « cogito » cartésien ; et en particulier les avancées de la « science intuitive » avec Spinoza. C'est dire aussi que « les idées claires et distinctes » recherchées par Descartes par la voie du cogito (« je pense, j'existe » ) n’adviennent véritablement que par une forme particulière d'exercice de la raison, promue plutôt par Spinoza - « l'intuition » - qui est pour lui un troisième genre de connaissance au-delà de la pensée imaginative, et même de la pensée rationnelle ; une connaissance directe ni médiée par les images, ni par les concepts ; et qui nous donne accès à la nature des choses dans leur unité essentielle. Cette « science intuitive » de Spinoza est ce qui permet à l'esprit de devenir lucide. Par cette lucidité, la séparation ordinaire ( imaginative ou conceptuelle) entre nous (nous pensant comme sujet pensant ) ( cogito ) et les objets saisis par notre perception spontanée, laisse place à l'Unité. Nous faisons un avec les objets de notre perception. Spinoza appelle aussi ce troisième genre de connaissance, « l'amour intellectuel de Dieu », par lequel la connaissance lucide atteint la totalité des contraires et des essences singulières distinctes et opposées, et qui constituent notre plus grande puissance d'agir : Vivre dans la conscience divine de la Nature ou Béatitude :
« Être lucide c'est vivre en aimant la vie, vivre dans la joie d'exister et d'être vivant »
comme le résume bien un autre lecteur attentif de Spinoza - Joël Brassy - dans un article intitulé « La lucidité c'est savoir distinguer le réel de l'imaginaire » (https://www.leadershipducoeur.com/la-lucidite-cest-savoir-distinguer-le-reel-de-limaginaire-par-joel-brassy/)
L'esprit a la connaissance vraie, l'intuition du rapport d'implication nécessaire entre Dieu-la Nature et les modalités de son propre être :
« Notre esprit dans la mesure où il se connaît lui-même et connait le corps sous l'espèce de l'éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu et sait qu'il est en Dieu et ce conçoit par Dieu »
(Ethique V proposition 30)
Et en deçà des mots c'est une pratique méditative de la vie.
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