On peut assez facilement faire le constat que dans la vie il arrive que toutes sortes de choses (petites et grandes) nous irritent, nous agacent, nous énervent, nous révoltent, nous mettent en colère. Et tout cela risque assez souvent, par la fréquence, de s'accumuler peu à peu mais sûrement jusqu'à nous épuiser. Bref « ça m'énerve… » et « ça m'épuise ! » . Mais toutes ces manifestations émotionnelles de la colère sont-elles justes ? faut-il ou non se mettre en colère ? est-ce un bien ou un mal ? peut-on, doit-on s'en empêcher ? La réponse à ces questions n'est pas claire, fait régulièrement débat . Mais il y a t-il une réponse univoque à la propension de l'être humain à la colère ?
Actualité du mouvement des gilets jaunes oblige, le dernier numéro de Philosophie Magazine pose la question « Qu'est-ce qu'une saine colère ? ». Ainsi depuis que l'homme cherche à penser le sens de sa place dans le monde, la philosophie s'intéresse au jeu des passions qui animent le comportement de l'être humain ; interrogeant sa capacité à les comprendre et en maîtriser l'expression. Car ce qui apparaît comme les émotions les plus enracinées au coeur de l'être - la peur et la colère - ne sont pas une spécificité humaine (les autres d'ailleurs le sont-elles ?). Nous les voyons bien s'exprimer aussi chez nos cousins animaux, au point que nous pourrions espérer y échapper, les maîtriser pour nous en distinguer fondamentalement. Depuis l'Antiquité dans notre tradition culturelle occidentale, peur et colère sont rejetées au nom de la vertu humaine du courage et de la sagesse. Tout particulièrement succomber à la colère apparaît comme le contraire même de la sagesse ; et ainsi le philosophe - celui qui cherche la sagesse - s’efforce sans cesse d'éteindre toute colère en lui. Ainsi trouve-t-on en particulier dans l' œuvre des stoïciens une critique ciblée de la colère . Sénèque y consacre un traité – De ira - De la colère - dont le préambule donne bien l'intention :
"Vous exigez de moi, Novatus, que je traite par écrit des moyens de guérir la colère ; et je vous applaudis d'avoir craint particulièrement cette passion, de toutes la plus hideuse et la plus effrénée. Les autres, en effet, ont encore un reste de calme et de sang-froid : celle-ci n'est qu'impétuosité ; toute à l'élan de son irritation, ivre de guerre, de sang, de supplices ; sans souci d'elle-même, pourvu qu'elle nuise à son ennemi ; se ruant sur les épées nues, et avide de vengeances qui appelleront un vengeur." http://bcs.fltr.ucl.ac.be/SEN/ira1.html
Mais cette dénonciation puissante de la colère n'éteint pas dans l’oeuf la question de savoir s'il n'y aurait pas de bonnes raisons à la colère, et que l'exprimer pourrait avoir du bon. Sénèque le sait bien déjà, rappelant dans son livre que ce que disait Aristote "La colère est nécessaire. Quelle victoire obtient-on sans elle, si elle ne remplit notre âme, si elle n'échauffe notre coeur ?"
Et aujourd'hui encore le dossier de Philo Magazine tend à légitimer les mouvements sociaux au nom de la « saine colère » . Car comment pourrait-on accepter indéfiniment sans rien dire l’injustice ? L'un des articles rappelle d'ailleurs que même si les sages dénonçaient l’hubris (la démesure), "à l'origine de la civilisation grecque il y a la colère d'Achille qui peut apparaître justifiée par le fait qu’Aggamemnon lui a volé son esclave Briséis et Hector a tué son ami Patocle."
L’injustice appelle ainsi la réparation ; mais celle-ci peut-elle prendre la forme de la vengeance destructrice comme la met en œuvre Achille ?
Ainsi le discours oscille en permanence d'un point de vue à l'autre ; affirmant un temps qu'on ne peut rien fonder sur la colère, que tout ordre social est construit sur le refoulement de la colère. La pacification des affects par l'argumentation rationnelle est devenue l'idéal des institutions démocratiques. D'un autre côté est affirmée que la colère, la contestation, l'indignation, la révolte, le refus, le « non », sont aussi une manière de ne pas accepter le monde tel qu'il est ; de le vouloir autrement. Ainsi retrouvons-nous la position de Aristote rappelle le philosophe Yves Michaud - observateur du mouvement des « gilets jaunes » : la colère naît du mépris et s'apparente à une demande de justice. La colère pour Aristote apparaît donc au contraire comme une vertu.
On y revient, la colère est-ce un bien est-ce un mal ? faut-il la laisser s'exprimer ? jusqu'où ? comment ? ou doit-on la comprimer, la taire ? à quel prix ?peut-on sortir de ce dilemme ? la colère est-elle incontournable ? peut-on imaginer qu'il soit possible de ne pas être en colère ? Peut-on trouver une autre voie que celle de son expression ou de sa répression, de sorte que l'indignation ne soit ni révolution ni résignation ?
Pourtant en creux de la lecture des considérations qui égrainent le dossier de Philo Mag sur la « saine colère » deux voies pour le moins s'offrent à nous de manière pratique. Tout d'abord la voie pragmatique, sous-jacente aux articles du dossier qui fait le constat avec le philosophe Hobbes (L’auteur du « Léviathan ») que la colère est un fait anthropologique, que toute politique doit prendre en compte, à la fois comme un levier et comme une menace pour l'organisation de la vie sociale. L'homme est conçu là comme un être de désir et la colère est une juste réaction à un empêchement du désir . Ainsi un philosophe contemporain Peter Stoterdijk dans un essai de 2006 « Colère et temps » montre que la colère-ressentiment est le moteur principal de l'histoire, faisant du « thymos » (ce concept mis en avant déjà par Platon pour désigner cette partie de l'âme liée aux émotions) le cœur même des actions et de la vie politique. Quand la colère est là, se manifeste en soi , manifeste, il apparaît nécessaire de la traiter afin qu'elle n'éclate pas de manière chaotique et effrayante telle celle d'Achille. Peter Stoterdijk met alors en lumière comment tous les mouvement de contestation tendent à se structurer en sorte de banque émotionnelle engrangeant les graines de colère sous forme de partis révolutionnaires et de syndicats contestataires. Sont ainsi accumulées les colères des désirs individuels empêchés, capitalisées en quelque sorte mais aussi du coup canalisées avec l’espérance des petits épargnants de la colère, que tout cela soit reversé à terme avec les intérêts sous la forme des lendemains qui chantent de tous les désirs différés.
Mais l'histoire nous apprend aussi comment les lendemains déchantent bien plutôt et que l'intérêt de la colère placé ainsi risque toujours de fondre comme l'emprunt russe.
Alors quel autre voie possible pour traiter la colère si l’ eldorado de la Révolution se révèle un rêve illusoire ?
La voie du silence - « la révolution du silence » disait Krishnamurti https://fr.wikipedia.org/wiki/Jiddu_Krishnamurti - celle de la pratique de la méditation. Celle-ci permet peut-être de creuser en soi, pour discerner la nature du désir comme nature de l'homme au sens ou Spinoza définissait le « conatus » ("Le conatus comme puissance d'être"). Alors le travail sur l’ alchimie des désirs peut-il permettre de transmuter la colère et la révolte - ces passions tristes selon Spinoza - en une plus grande puissance d'agir du côté de la Joie et de la Vie. Ainsi peut-on comprendre aussi que le changement du monde qui peut être attendu par des révolutions conçues comme une mise en forme sociale de la colère, peut être plus sûrement attendue par le travail de chacun à se changer soi-même pour révéler le monde sous un autre jour.
On dit parfois qu'il est plus simple de changer ses désirs plutôt que le monde mais peut-être que le changement de son rapport au désir peut changer le monde…
Quel est le chemin à emprunter ? (à suivre...)
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