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Nao...

ou l'être-temps. Qu'est ce ou qui est-ce ? Un indice ? Nao sort du volume de "À la recherche du temps perdu"... Voilà que l'énigme s'épaissit ! Comme celle même du temps... C'est cette énigme, non du sphinx, mais du "Corbeau de la jungle" que cet article cherche à traquer comme celle plus étrange encore du MuYu de Nao, en forme d'hommage à l'œuvre de Ruth Ozeki "En même temps, toute la terre et tout le ciel". Maintenant !.. Commençons par la fin...



"L'autre rive" - Collection personnelle - Tableau de Margot Veenendaal - Artiste Peintre à Tréveneuc - Côtes d'Armor.


Attention spoiler...

L'énigme du temps. Saint Augustin incontournable, indépassable !? Tant de livres lus sur la question du temps, pour saisir l'insaisissable, depuis tant de temps. Déjà au temps de mon adolescence avec la découverte déconcertante de la théorie de l'espace-temps de Einstein et de ses équations de la relativité restreinte démontrant comment la lumière en pénétrant se courbe entre la terre et le ciel, en traversant l'univers. Puis récemment, entre autres, "L'ordre du temps", "Et si le temps n'existait pas" de Carlo Rovelli, "Le facteur temps ne sonne jamais deux fois" de Etienne Klein, "Le temps du monde" de Francis Wolff ...

Différentes visions du temps, tendues, distordues entre physique classique, quantique et philosophie, métaphysique, s'entrelaçantes, sans cesse... Le temps qui passe inlassablement, au travers de métaphores ambivalentes, celle du fleuve qui nous emporte, et celle et son autrice la flèche qui nous atteint toujours pour finir... Et qu'en penser au final ?... Saint Augustin !

Détour.

Un point de départ : la théorie de la relativité d'Einstein a conduit à l'effondrement de la notion d'un "présent" qui pourrait être partagé de manière universelle, quelque soit le point de vue dans l'univers. Mais Einstein lui même restait tracassé à la fin de sa vie par une notion voisine le "maintenant". Il expliqua à Rudolp Carnap que "l'expérience du "maintenant" a pour l'homme une signification à part qui la différencie radicalement de celle du passé et du futur, mais que cette différence ne peut être mise en évidence au sein de la physique . Qu'une telle expérience ne puisse être prise en charge par la science lui semblait aussi navrant inévitable" "Einstein pensait que les descriptions scientifiques ne sont pas faites pour combler nos attentes d'être humain point, qu'il y a quelque chose d'essentiel à propos du maintenant qui demeure hors de portée de la science" Et à partir de là, Francis Wolff. Dans son introduction à son dernier livre "le temps du monde", il discerne deux voies classiques pour parler du temps "La voie physique" qui traite du temps réel de la nature et "la voie de la temporalité" qui s'intéresse au temps de la conscience. Pour sa part, cet affrontement des théories objectivistes et subjectivistes du temps lui paraît insatisfaisante. Il propose de rechercher une troisième voie entre - ou au-delà - du temps de la nature et du temps de la conscience : le temps du monde. Recherche qu'il entend mener selon une "métaphysique descriptive" dans la continuité de son livre "Dire le monde - le monde comme ordre total et commun". Son premier chapitre monte toute la difficulté de trouver, de fonder une définition du temps qui ne passe pas par d'autres comme concepts comme celui du "changement", qui n'est pas lui non plus sans difficulté du fait de la tension entre l'identité et l'altérité. Ainsi le changement, ce serait la permanence qui serait constitutive du contenu du contenu du temps selon Wolff. Il réexamine ainsi par un effort logique toutes les apories du temps, de sa tension entre sa conception comme "ordre" et celle qui y voit le "devenir", du rapport du temps et de l'existence, où est disséqué analytiquement l'existence (conceptuel, empirique véritable, empirique présente) où le souci de décrire clairement conduit à une obscurité du propos s'agissant des modes d'exister "au nom de la cohérence du monde". Il arrive à la conclusion que le temps du monde est bien un devenir, "c'est de devenir passé du présent"... Toute cette découverte analytique du monde le conduit dans un dernier chapitre à constater "l'inévitabilité du maintenance". Pour Wolff, le maintenant est le moteur du temps, en ce que "le temps-ordre du monde est l'altérité nécessaire du maintenant". Altérité au sens de "propriété de l'être qui est et tend à être autre que ce qu'il est".

Voilà Wolff conduit in fine à la reconnaissance d'une exception - à propos du temps - du principe d'identité des choses existantes. Le temps n'est qu'à condition de contenir le principe d'altérité ainsi défini. "le maintenant a la propriété rare, sinon unique de l'altérité : tout maintenant tend à être autre que lui-même" . L'altération de l'être du maintenant ne saurait pour Wolf conduire au non-être cependant, « puisqu'il n'y a jamais de non-être, toujours de l'être. Le temps ne cesse pas, l'existence du maintenant s'altère maintenant en une autre existence du maintenant".

"Le maintenant n'est jamais lui-même" et après ce grand tour Wolff retombe sur une vision aristotélicienne du temps : « le maintenant n'est qu'une limite entre deux non-être, comme disait Aristote, et c'est sur cette limite, presque rien, que repose presque tout".

Ainsi au final, la quête inlassable, quasi impossible d'une définition du temps en lui-même, conduit à la considération d'un "plus irréductible encore, mais fécond : le maintenant"

Et maintenant ? And so what ? And Now ?

Une voie possible alors pour résoudre cette énigme : l'histoire de Jiko , ou plus exactement celle en fait de Nao, sa petite fille qui décide de l’écrire "avant de dégager ", l'histoire aussi de Ruth qui la lit et de Ruth qui l'écrit... confrontée toutes deux, le personnage du roman et son autrice, à l'angoisse de la page blanche, celle non écrite pour l'une et celle dont les mots s'effacent, disparaissent pour l'autre.


Cela débute ainsi : "Je m'appelle Nao, et je suis un être-temps. Vous savez ce que c'est qu'un, un être- temps ? Non ? et bien, si vous avez un moment, je vais vous le dire. Un être-temps, c'est quelqu'un comme vous et moi, comme chacun de nous qui est, a été ou sera un jour. Quelqu'un qui vit dans le temps." Le titre du livre en anglais est "A Tale for the Time Being"...

La notion d’Etre-temps (Uji) , provient du Maitre Zen Dögen, dont Haruki 1 le grand oncle de Nao, découvre quelque temps avant d’accomplir son destin de kamikaze durant la guerre du Japon, le recueil du Shobogenzo, dont l’Etre-temps constitue le chapitre le plus philosophique et qui se termine par ces mots : "En même temps , toute la terre et tout le ciel".


Selon ce principe « Uji », le moi de chaque instant existe de toute éternité et ne peut disparaître. « Dans son ignorance, l'homme ordinaire se figure qu'il progresse, laissant derrière lui les étapes qu'il a franchies. C'est un point de vue limité. Il n'y a pas seulement un soi qui traverse des situations, il y a aussi, dans chaque instant, totalité de l'être et totalité du temps. Le moi de chaque instant existe de toute éternité et ne peut disparaître. La discontinuité, l'impermanence, n'est qu'un aspect, il faut aussi étudier celui où toutes choses existent de tout temps. » (4ème de couverture de l'Etre-temps")

Ainsi l'idée du temps qui passe est elle réductrice et ne permet pas de comprendre l'unité de l'être et du temps. Le temps n'est une succession d'instants séparés , mais tout à la fois la manifestation de l'impermanence et la totalité dans laquelle tout est là et lié dans l'inter-être dirait Thich Nhat Hanh, dans la mesure où le maintenant se tient tout entier comme un pont entre le passé et le futur, par lequel mon existence tient à celle des autres. Mais Nao est un être-temps suicidaire. Dès ses premiers mots de son journal intime dans le quel elle veut raconter l'histoire de sa grand mère, Jiko nonne bouddhiste zen, elle dévoile qu'il s'agit du "journal de ses derniers instants sur terre" qu'elle va "dégager de son existence", qu'elle compte les moments... Son père Haruki 2, fils de Jiko est suicidaire également. La mort plane ainsi tout au long du roman, comme le fantôme de Haruki 1, un autre fils de Jiko, qui a dû épouser son destin de Kamikaze lors de la guerre du Japon contre les Etats-Unis. Leurs temps sont comptés, peut-être de manière plus serrée que pour tous ces êtres-temps que nous sommes tous. La flèche du temps fait son œuvre… Mais Dans quel sens coule la flèche du temps ? formulation impropre, hybride plutôt, pour interroger la puissance du lecteur à changer le destin des personnages d'un roman ? Loin de se demander avec Étienne Klein ( Le facteur temps…) « pourquoi on ne peut se souvenir du futur », la question est là est-ce possible ?

Un nuit Ruth fait un rêve, guidée par le corbeau de la Jungle (d'Asie) dont elle se demande ce qu'il fait là dans son île ; elle se demande aussi "Et si j'étais partie tellement loin dans mon rêve que je ne puisse revenir à temps pour me réveiller ?".

Plus tard elle raconte son rêve à Muriel une amie qui lui dit :

"Ma théorie était que ce corbeau provient du monde de Nao, et qui est venu te chercher pour t'emmener dans ce rêve pour changer son histoire [...]Un nouveau "now" en quelque sorte, que Nao n'a pas encore atteint..."

Un "now" qui serait aussi celui Ruth en panne d'inspiration et qui dans cette angoisse de la page blanche ne sait pas vivre l'instant présent. Cette 2ème théorie de Muriel ne plait pas à Ruth... Quelle Ruth répond 'non cela ne me plaît pas...' L'autrice de 'En même temps ...?" ou bien la lectrice de l'histoire de Jiko-Nao écrite dans la jaquette de Proust ? Ruth écrit-elle l'histoire de Ruth ? Quelle prise a-t-elle sur son destin ? Le miroir du roman est-il celui du temps, sans tain, comme une boule de cristal permettant de discerner le futur ? Du coup on peut se demander si Nao existe vraiment ? Quelle solidité possède son existence ? son mal être de jeune adolescente harcelée dans son identité, l'emméne-t -elle inexorablement dans la fuite suicidaire d'un passé virtuel en forme de non-être ?

Les derniers mots de Nao dans son récit avant qu'ils ne disparaissent pour laisser des pages blanches dans le volume réécrit de "A la recherche du temps perdu" étaient : "Personne ne me voit. Je suis peut-être invisible. Cà doit être çà ce qu'on appelle le présent, ce que j'appelais "now". Cà doit être çà"


Un écho à ce que Ruth écrit aussi : « J’ai toujours considéré l’écriture comme l’inverse du suicide. Qu’écrire, c’était comme devenir immortel. Défier la mort, ou en tout cas la devancer. » Il y a la philosophie et il y a aussi la sagesse du Tao exprimée par Maître Dögen dans le Shõbõgenzõ, où l'effacement, l'oubli de soi, est une autre voie où la question de la mort est oblitérée par celle de de la plénitude de l'être dans l'éveil :

« Etudier la Voie, c'est s'étudier soi-même. S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même. S'oublier soi-même, c'est être éveillé par toutes les existences »

L'être temps s'éprouve aussi dans la manière où sa propre mort affecte la vie des autres êtres. La vie et la mort ne sont pas séparées. Jiko sur son lit de mort exprime son être-temps de maître zen. elle se fait redresser dans la posture de seiza (à genoux), pour écrire, calligraphier un poème. Elle n'a la force que d'écrire le temps d'une dernière respiration qu'un seul caractère de "cinq traits sombres et humides" :


VIVRE avec ce commentaire pour Nao et son fils Haruki présents pour ce dernier soupir : "pour aujourd'hui. Et pour toujours". Ruth aussi est là, elle poursuit ainsi son récit "elle a pris une grande inspiration sonore, puis une autre, et le monde entier a expiré avec elle. Puis elle s'est arrêtée."

Jiko répétait "Haut et bas, pareils". Là, dans ce dernier souffle, elle disait encore "Être et non-être, pareils"... Êtres-temps. Maintenant, Nao comprends ce que son professeur avait dit à la simulation de son propre enterrement (il faut lire le livre, je ne dit pas tout ...) "une forme est un vide, un vide est une forme" Une chanson lui vient aussi « Impossible Dream », et ces mots

"Passée, Passée Passée de l'autre côté"

Alors le père suicidaire, en élucidant le carnet secret d'Haruki 1 , dit à sa fille suicidaire, "il faut vivre" "nous n'avons pas le choix. Nous devons aller de l'avant." "Jiko l'avait écrit »

Haruki 1 lui aussi a écrit en français les derniers jours de sa jeune vie d'étudiant, philosophe, son journal intime secret dédié à sa mère Jiko. Il dit qu’il ne veut pas mourir mais il cite Montaigne dans la ligne de la tradition philosophique occidentale "philosopher c'est apprendre à mourir". Son journal lui sert surtout à approfondir la connaissance de lui-même.

"Comme j'aimerais broyer cette horloge et arrêter le temps ! [...] Mais non il n'y a rien à faire, le temps ne s'arrêtera pas, et je gis là, paralysé, j'écoute s'écouler mes derniers moments de vie. ? [...]
Je ne veux pas mourir [...]
Oubli cette horloge. Elle n'a aucun pouvoir sur le temps, mais les mots , eux , en ont un."

Et alors ? Où est le maintenant ? qu'est-il ?

Maintenant ce moment branlant tendu entre avant et après comme un pont de singe.

Maintenant ce moment fugace sans cesse renouvelé enraciné comme un arbre dans le passé dessinant une branche suspendue en équilibre comme une forme dans le vide du futur. Ce moment où, dans l'incertitude fondatrice, il s'agit de dire oui à la vie.

Ce moment où il s'agit d'écrire lettre après lettre, dans l'enchaînement des mots (maux) son destin et de l'épouser à la manière aussi des stoïciens pour être ce que nous sommes : un être-temps


Dans sa conclusion, reprenant le dialogue de Carnap et d'Einstein tracassé par le maintenant, Wolff conclut : « le maintenant se confond avec l'existence. S'il n'y avait pas de maintenant il n'y aurait rien".

Ce sont les derniers mots du livre. Le maintenant apparaît là comme la branche à laquelle l'être se raccroche.


Est-ce le même maintenant que celui de Jiko et de Nao ? Qui semble être plutôt la manifestation du non-être ou du moins de cette unité de l'être et du non-être dans le temps ?


Spoiler ?

Tout est dit ? Rien n'est dit ! Tout reste à relire ... à relier !

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